Entre réalité, alibi et mirage : L’esprit de la Conférence au gré des vents
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Par
Anselme Pascal AGUEHOUNDE, le 02 mars 2022
à
09h30
Pierre angulaire de l’ère démocratique au Bénin, la Conférence des Forces vives de la Nation est restée une référence historique dont les acquis restent gravés dans la mémoire collective. Il n’est pas rare d’entendre personnalités politiques et civiles, universitaires et citoyens, évoquer, sans relâche, l’esprit de la Conférence nationale ; qui pour fonder ses décisions, qui pour blâmer les décideurs ou appeler à un idéal. Il y a lieu de se demander s’il existe un esprit qui a pu mouvoir les actes de la Conférence nationale et si c’est à ce même esprit que se réfèrent tous ceux qui l’évoquent aujourd’hui.
« Pour comprendre l’esprit de la Conférence nationale, il faut remonter à ce qui a conduit à cette rencontre historique. Le Dahomey devenu Bénin a connu un régime de dictature, d’autocratie, caractérisé par un parti unique. Un régime qui brimait toutes les libertés individuelles et collectives ; qui violait les droits fondamentaux et autorisait l’enfouissement des déchets toxiques et nucléaires dans notre pays. Il fallait aller contre ce régime. C’est cet état de choses qui a imposé la Conférence nationale et c’est de cette conférence que germera la Constitution », explique avec véhémence le professeur Philippe Noudjènoumin. Assis dans son modeste bureau au siège du Parti communiste du Bénin, le visage pâle et marqué par le poids de la journée, le constitutionnaliste qui se targue de sa riche expérience politique accumulée depuis 1968, poursuit avec la fougue et l’enthousiasme qu’on lui connaît: « La Constitution est en effet la matérialisation de la volonté du peuple de retrouver sa liberté. C’est pourquoi, vous verrez que la Constitution consacre plus de 30 articles aux droits et devoirs de la personne humaine, au respect des libertés. Il s’en dégage que l’esprit de la Conférence nationale, c’est la préservation et la protection des libertés individuelles et collectives », en déduit fièrement le professeur Philippe Noudjènoumin, au terme de son raisonnement inductif. Figure de proue des actes de la Conférence nationale, un autre professeur, pas des moindres, Théodore Holo, agrégé de droit public et ancien président de la Cour constitutionnelle, précise sans pour autant contredire: «L’esprit de la Conférence nationale est fondé sur la recherche du consensus et cette recherche suppose qu’il y ait dialogue. Nous ne pouvons pas tous, avoir le même point de vue mais nous devons dialoguer pour trouver le point de convergence autour duquel nous pouvons fédérer nos efforts pour aller de l’avant ». Confortablement assis au salon de son domicile sis à Godomey-Togoudo, celui qu’on appelle le maniaque de la ponctualité parle de l’esprit de la conférence avec une aisance qui traduit sa maîtrise du sujet. A en croire le professeur Théodore Holo, c’est bien l’esprit de la conférence qui a innervé les actes de la Conférence et inspiré la Constitution du 11 décembre 1990. Un de ses dauphins, agrégé de droit public et enseignant à l’Université d’Abomey-Calavi, le professeur Hilaire Akérékoro, renchérit: «L’esprit de la Conférence nationale était contenu dans le règlement intérieur de la Conférence. Très peu sont ceux qui maîtrisent ce dont je parle. En effet, l’article 3 du règlement intérieur de la Conférence nationale dispose que la mission de la Conférence est de créer les conditions d’un consensus national en vue d’un renouveau démocratique pour sortir le Bénin de la crise et l’engager dans la voie d’un développement durable ».
« Instrumentalisé, il continue de l’être aujourd’hui… »
Pour certains citoyens, l’esprit de la Conférence est instrumentalisé et continue de l’être. En attente d’un véhicule de transport sur la gare de Bohicon, Dame Mathilde Hounkpatin fait savoir : «L’esprit de la Conférence, dès le départ, avait été instrumentalisé pour écarter des gens. Il a même été violé plusieurs fois. Voyez, le premier ministre de la période transitoire devient président de la République. Il a passé la période de transition, a préparé son accession à la magistrature suprême et au moment de quitter le pouvoir en 1996, ça n’a pas été facile ! Aujourd’hui encore, l’esprit de la Conférence continue d’être instrumentalisé par les politiciens qui ne cherchent que leurs intérêts», confie la directrice d’école. Plus téméraire, Donald Midomiton Kouthon, inscrit en Faculté de droit et de sciences politiques à l’Université d’Abomey-Calavi, ajoute : « Le fameux esprit de la Conférence dont on parle n’est pour moi qu’un alibi utilisé par les politiciens pour faire croire à la noblesse de leurs intentions et pour donner l’impression d’un quelconque attachement aux valeurs patriotiques. Or en réalité, ils veulent simplement faire passer leurs desiderata». Pour lui, ce terme reste un mirage. Le même esprit est aujourd’hui sujet à des dérives de tous genres qui ne favorisent pas le développement. C’est ce que fait comprendre le président de l’Association de lutte contre le racisme, l’ethnocentrisme et le régionalisme (Alcrer-Ong) Martin Assogba lorsqu’il affirme: « Ce que je regrette, c’est que l’esprit de la Conférence nationale a été seulement tourné vers les questions politiques. Tout le monde s’accroche aujourd’hui à cet esprit et c’est pour des raisons politiques. Je puis vous dire qu’aujourd’hui, il faut penser au développement du pays. C’est en cela que je trouve la réforme du système partisan opportune. L’ouverture qui avait été faite a été exagérément utilisée. Les gens en ont abusé parce que l’esprit de la Conférence a introduit le multipartisme ». Pour lui, il fallait en finir avec cette situation pour avoir des partis nationaux qui pensent enfin aux questions de développement, à la lutte contre la corruption…
Argument fallacieux ?
Evoqué et invoqué dans des contextes variés, l’esprit de la conférence est aussi perçu comme l’alibi le plus honorable de certaines personnalités, un argument spécieux. « J’ai assisté à des choses, à des développements faits par un ancien président de la Cour constitutionnelle. Il se base sur des supposés éléments d’esprit de la Constitution pour faire passer des choses qui sont mauvaises. On se sert de la Constitution pour la détruire elle-même. On se fait une interprétation du consensus et on refuse de recourir au peuple», soutient Phillipe Noudjènoumin. Si l’esprit de la Conférence a guidé les travaux de la Constitution de manière à prévenir l’arbitraire, ce même esprit semble avoir été sélectif. Le consensus dès son origine, n’a-t-il d’ailleurs pas été taillé sur mesure, de façon à écarter certains prétendants à la magistrature suprême ? « La limite de l’âge pour être président est l’une des mauvaises dispositions de la Constitution. C’est fait intuitu personae. En fait, ceux qui venaient d’arriver sur la scène politique n’avaient pas la force de vaincre leurs aînés Maga, Ahomadégbé, Apithy, Zinsou… qui avaient déjà acquis de la popularité et une assise territoriale. C’est pour les écarter que cette disposition constitutionnelle a été inscrite. C’est une disposition qui va contre l’esprit de la Constitution», défend le constitutionnaliste du Parti communiste du Bénin. Avec la méthodologie et la rigueur légendaires qui lui collent à la peau, le professeur Théodore Holo rectifie : « Cette question a été soumise au peuple dans le cadre du référendum. Il en est de même pour les propositions relatives à la création d’une deuxième chambre au parlement qui serait le Conseil des anciens, pour le choix entre le régime présidentiel et le régime semi-présidentiel… C’est le peuple qui a tranché ! Donc il y a toujours eu cette recherche de consensus pour avoir des textes qui correspondent aux aspirations du moment ». Selon lui, le consensus est resté une référence. « Vous vous souvenez qu’en 2006, l’Assemblée nationale avait révisé la Constitution pour proroger de 4 à 5 ans le mandat des députés. Cette révision était faite presque à l’unanimité des députés. Mais le gouvernement n’était pas d’accord. Une fois la proposition sur la table de la Cour constitutionnelle, la Cour a dit que cette modification ne répond pas à l’esprit de la conférence nationale qui est le consensus», illustre-t-il. Vieux de 30 ans, évoqué au gré des vents, l’esprit de la Conférence nationale souffle encore et continue d’inspirer.