La Nation Bénin...

Soixante-deux ans d’indépendance: Quand notre devise nationale  « Fraternité-Justice-Travail » nous interpelle 

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Par   Collaboration extérieure, le 29 juil. 2022 à 10h01
  La  commémoration de l’indépendance de notre pays appelle un enjeu. Ce qui est en jeu, ce n’est pas le seul pouvoir politique, mais aussi la nation. L’anniversaire de notre indépendance constitue souvent un moment de souvenir politique particulièrement significatif. Et ce souvenir est toujours médiatisé et traversé d’images et de récits collectifs qui cachent les zones d’ombre de notre histoire commune. Des zones d’ombre qui doivent être illuminées ou éclairées à la lumière de notre devise nationale : « Fraternité-Justice-Travail ».  Qu’est-ce que cela implique pour nous-mêmes et pour notre  société? Et si chaque Béninois ou Béninoise se laissait interpeller, en cette fête d’indépendance, en son âme et conscience,  par la fraternité, la justice et le travail ?
  • L’urgence de la culture de l’esprit de Fraternité
Du latin fraternitas, relations entre frères, entre peuples, lui-même dérivant de frater, frère, la fraternité est le lien fraternel et naturel ainsi que le sentiment de solidarité et d'amitié qui unissent ou devraient unir les membres de la même famille que représente l'espèce humaine. Elle implique la tolérance et le respect mutuel des différences, contribuant ainsi à la paix. La fraternité  qui est l'une des trois composantes de la devise de la République du Bénin est une valeur de l'humanité, comme en témoigne l'article 1 de la Déclaration Universelle des Droits de l'Homme. Dans la Constitution béninoise, la notion de fraternité découle des notions d’égalité, d’unité, de cohésion, de solidarité... La fraternité se distingue de la solidarité par la dimension affective de la relation humaine liée au sentiment d'appartenance à la même espèce, l'humanité, ce qui lui donne un caractère plus universel. De tout ce qui précède et qui  remet au jour le contenu de la fraternité, il s’ensuit que nous nous demandions, au regard du vivre-ensemble au Bénin, si nous vivons toujours et tout le temps en frères et sœurs   appartenant une seule et indivisible nation ? Il est vrai que le tableau n’est pas très alarmant, mais nous voulons appeler à une prise de conscience et ceci en famille, dans la société, dans nos milieux de vie. Est-ce que l’esprit de fraternité n’est pas aujourd’hui fragilisé dans nos familles ? Est-ce que l’ethnie ne nous divise pas parfois, à des moments donnés de l’histoire de nos familles ou de notre nation ? Est-ce que l’esprit  de vérité qui doit être une valeur à privilégier n’est pas un écueil pour l’émergence de la vraie fraternité? Bref, ne sommes-nous pas au Bénin encore dans une parodie de fraternité ? A chacun de répondre à ce paquet de questions. Pour notre part, il urge de redécouvrir la valeur de la fraternité et d’en vivre, chacun à son niveau et tous ensemble. Dans le cœur de chaque homme et de chaque femme habite en effet le désir d’une vie pleine, à laquelle appartient une soif irrépressible de fraternité, qui pousse vers la communion avec les autres, en qui nous ne trouvons pas des ennemis ou des concurrents, mais des frères à accueillir et à embrasser. En effet, la fraternité est une dimension essentielle de l’homme, qui est un être relationnel. Dans le Nouveau Testament, l’appel à l’amour fraternel retentit avec force : « Car une seule formule contient toute la Loi en sa plénitude : Tu aimeras ton prochain comme toi-même » (Ga 5, 14). Ou  encore « Celui qui aime son frère demeure dans la lumière et il n’y a en lui aucune occasion de chute. Mais celui qui hait son frère est dans les ténèbres » (1 Jn 2, 10-11). La vive conscience d’être en relation nous amène à voir et à traiter chaque personne comme une vraie sœur et un vrai frère ; sans cela, la construction d’une société juste, d’une paix solide et durable devient impossible. Et il faut immédiatement rappeler que la fraternité commence habituellement à s’apprendre au sein de la famille, surtout grâce aux rôles responsables et complémentaires de tous ses membres, en particulier du père et de la mère. La famille est la source de toute fraternité, et par conséquent elle est aussi le fondement et la première route de la paix, puisque par vocation, elle devrait gagner le monde par son amour. (Cf. lett. enc. Caritas in veritate, 29 juin 2009, n. 19 : AAS 101 (2 009), 654-655 ; DC 2009, n. 2429, p. 760.). La fraternité est le cœur secret  de notre devise nationale: sans elle, la justice et le travail  sont un idéal vide. Nous sommes condamnés à vivre la fraternité véritable pour construire une nation digne du nom ;  en respectant chacun dans sa personne, dans son identité, dans son état et dans son rang et dans ses attributions tant familiales qu’étatiques.  Et la Constitution béninoise nous y invite expressément. En effet, en son préambule, la Constitution béninoise se veut être l’instrument de sauvegarde des valeurs suprêmes de l’humanité que constituent la tolérance, la protection de la dignité et de la personnalité humaine, de la coexistence harmonieuse. De ce fait, qui dit fraternité dit respect de la personne humaine. Et en humanité, nous sommes tous frères. L’encyclique du  Pape François publié en octobre 2020 : Fratelli tutti « Tous frères »  nous le rappelle bien. Avoir un cœur qui se laisse compléter par autrui, un cœur sensible pas seulement à ses propres (petits) intérêt mais aussi - et surtout - à la valeur de la vie des autres, à leur singularité, à leur unicité, leurs talents et leurs propres souffrances ou difficultés : telle est l’invitation du pape pour un monde plus fraternel. D’autre part, le réalisme de l’existence fait bien percevoir que la fraternité est toujours une relation à construire. Pour cela il importe d’en discerner les dérives ou contrefaçons et de valoriser les lieux privilégiés où elle s’exerce. On a oublié une évidence dans notre société : la fraternité s’apprend. On ne naît pas fraternel, on le devient. Tous les Béninois doivent donc concourir au bien commun en s'entraidant fraternellement les uns les autres, en observant les lois morales et les lois écrites qui régissent la société, la famille et l'individu.  La fraternité, c'est la loi de l'amour. Il s’agit, en clair, de cultiver la pédagogie du vivre-ensemble et de la  réconciliation. La non-violence, les témoignages de solidarité interethnique, le dialogue interreligieux, sont les arguments répétés de cette pédagogie, partagée parfois au prix de la vie. La valeur républicaine enfouie au point d’en être oubliée et dont on a désormais le plus grand besoin, c’est la fraternité. C’est la demande majeure des citoyens du XXIè siècle.  Toutefois, la quête permanente de l’esprit de fraternité ne doit jamais  occulter  la justice.   2-Pour une pratique de la Justice dans une perspective citoyenne Qu’est-ce la justice ? La justice est l’une des quatre vertus cardinales, tel que mentionné dans le Catéchisme de l’Église catholique. Voici la méditation que saint Jean-Paul II a faite sur la vertu de justice lors de l’audience générale du mercredi 8 novembre 1978, au tout début de son pontificat : La justice est le principe fondamental de l’existence et de la coexistence des hommes et des communautés humaines, des sociétés et des peuples. On peut dire que le sens même de la vie humaine sur la terre est lié à la justice. Définir correctement « ce qui est dû » à chacun par tous et à tous par chacun, « ce qui est dû » (debitum) à l’homme par l’homme dans les différents systèmes et relations -définir et surtout réaliser - est une grande chose, pour laquelle chaque homme vit, et grâce à laquelle sa vie a un sens. Est-ce que nous pouvons affirmer qu’au Bénin nous gardons toujours en grande estime la justice et mettons tout en œuvre pour qu’elle soit une réalité dans nos familles, dans notre société, dans  nos rapports mutuels et dans notre pays ? Nous pouvons répondre qu’il reste du chemin à parcourir. C’est pourquoi, pendant les siècles de la vie humaine sur la terre, une lutte et un effort continuels sont toujours nécessaires pour organiser dans la justice toute la vie sociale dans ses différents aspects. Il est donc nécessaire que chacun de nous puisse vivre dans un contexte de justice et, encore plus, que chacun de nous soit juste, agisse avec justice à l’égard de ceux qui sont proches ou lointains, de la communauté, de la société dont il est membre… et à l’égard de Dieu. Le Christ nous a laissé le commandement de l’amour du prochain. Ce commandement renferme aussi tout ce qui concerne la justice. Il ne peut y avoir d’amour sans justice. L’amour « surpasse » la justice, mais en même temps il se vérifie dans la justice. Le père et la mère eux-mêmes, en aimant leurs enfants, doivent être justes avec eux. Si la justice vacille, l’amour lui aussi est en danger. Être juste, c’est donner à chacun ce qui lui est dû. Cela vaut pour les biens temporels, matériels. Le meilleur exemple peut en être la rétribution du travail ou ce que l’on appelle le droit aux fruits de son travail ou de sa terre. Mais on doit aussi à l’homme renom, respect, considération, la réputation qu’il mérite. Plus nous connaissons un homme, plus nous discernons sa personnalité, son caractère, son intelligence et son cœur ; et plus nous voyons -et nous devons voir -selon quel critère nous devons le « mesurer », et ce que signifie être juste avec lui. Une personne juste est courtoise en paroles et en actes, et elle reconnaît que la différence des points de vue ou des croyances n’exclut pas une gentillesse et une amitié authentiques. Les gens qui pratiquent la justice ne seront pas enclins à se nuire les uns aux autres, mais à vivre en paix les uns avec les autres. Ils manifestent de la compassion pour les autres, surtout pour ceux qui ont moins de chance ; ils sont bienveillants, gentils et honorables. Ces gens traitent tout le monde avec amour et compréhension, quels que soient leurs attributs, tels que la race, le sexe, l’affiliation religieuse, le statut socio-économique et les différences de tribu, de clan ou de nationalité. Comme le rappelle Jean Paul II : « La justice d’une société se mesure au traitement qu’elle réserve aux pauvres ».  (Cf Fratelli tutti n° 63-68). Par ailleurs, nous pouvons observer que la justice est un élément essentiel de la réconciliation nationale parce qu’elle apporte un sentiment d’équité après les actes répréhensibles qui ont été commis en temps de conflits et, ce faisant, elle met fin au cycle de la violence et de la vengeance. Il n’y a pas de paix sans justice. La justice marche avec la paix. Elle est en relation constante et dynamique avec elle. La justice et la paix tendent au bien de tous et de chacun, c'est pourquoi elles exigent ordre et vérité. Quand l'une est menacée, toutes deux vacillent ; quand on offense la justice, la paix est elle-même en péril. Il existe un lien étroit entre la justice de chacun et la paix de tous.  Justice et paix ne sont pas des concepts abstraits ou des idéaux lointains ; ce sont des valeurs inscrites, comme un patrimoine commun, dans le cœur de chaque personne. Individus, familles, communautés, nations, tous sont appelés à vivre dans la justice et à œuvrer pour la paix. Personne ne peut se dispenser de cette responsabilité. N’y-a-t-il pas chez nous des personnes qui se trouvent impliquées, malgré elles, dans des conflits douloureux ? N’y-a-t-il pas des exclus, des misérables, des victimes de toutes sortes d'exploitation? Ce sont des personnes qui éprouvent dans leur chair l'absence de paix et les terribles effets de l'injustice. Il est de la responsabilité de tous de faire en sorte que cela leur soit accordé : il n'y a de justice réelle que s'il est donné à tous de pouvoir en bénéficier d'une manière égale. La justice restaure, elle ne détruit pas ; elle réconcilie. La justice doit être médiatrice et impartiale pour rester unique. Une justice respectable doit être médiatrice et non bourreau. La cohésion sociale s’effondre lorsque la justice semble prendre le parti d’une force plutôt que d’une autre; puisque les individus et groupes sociaux sans cesse incriminés par cette justice aux ordres ne reconnaîtront pas la légitimité de ses arrêts.  En effet, la justice doit être une institution uniforme appliquant une même décision à deux cas de figure similaires. La justice n’est pas flexible ni adaptable et elle ne doit pas l’être.  Mais la justice ne signifie pas qu’on ne doit pas être  responsable de ses actes et les assumer.  Selon le professeur Cornu, « la responsabilité se définit comme l’obligation de répondre d’un dommage devant la justice et d’en assumer les conséquences civiles, pénales, disciplinaires [...] » (source : Vocabulaire juridique, PUF, 2018 ; cf. Pour aller plus loin, Bibliographie). Chacun est responsable du dommage qu'il a causé non seulement par son fait, mais encore par sa négligence ou par son imprudence.    Toutefois, si la justice a un rôle indispensable à jouer dans l’instauration d’une paix durable, elle ne doit pas constituer un recours systématique au règlement de différends, la porte peut être ouverte au consensus ou au compromis. La fraternité et la justice n’ont aucun sens sans la notion de travail bien accompli qui relève. 3-Pour une actualisation de la notion du travail Le mot travail vient du latin tripalium. Le travail désigne, en effet, la souffrance, la douleur, en particulier celle que peut endurer une femme lors de l’accouchement. On parle encore d’une salle de travail, d’une femme en travail. Le français n’utilise qu’un seul mot : « travail ». On appelle travail à la fois une certaine activité et le résultat qu’elle produit. Dieu nous invite au travail « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front.» Le travail est un moyen de développement personnel. Et le Béninois, en général, considère le travail comme un outil de développement personnel et de réalisation de soi. Intrinsèquement lié à notre sens de l’identité le travail est comme le pivot autour duquel s’ordonne la construction de soi. Tous les artistes compositeurs du Bénin le chantent. En philosophie, c’est le travail comme activité qui intéresse. Pour les philosophes, le travail est d’abord ce par quoi l’être humain transforme ce qui l’entoure pour satisfaire ses besoins. La notion s’écarte donc très vite du sens courant. Travailler, c’est agir sur le réel pour le modifier. Certains ouvrages insistent sur le rapport entre travail et nature. Travailler, c’est interagir avec son environnement. C’est chercher à le transformer, à en faire quelque chose d’autre que ce qu’il est au départ. Dans le même temps, cet environnement va transformer celui qui travaille. Il y a une double dynamique. Le travail est un moment de confrontation. L’être humain se rend compte que le réel lui résiste. Il ne se plie pas à ses désirs ou à sa volonté. Il faut faire des efforts, voire souffrir, pour réussir à transformer les choses. Le réel est un perçu comme un obstacle. L’être humain change le réel par le travail, mais ce travail fait aussi changer l’être humain. Travailler n’est pas un objectif en soi. Il est subordonné à une fin extérieure: la satisfaction des besoins. C’est parce qu’on a des besoins ; et parce que le réel résiste à leur satisfaction qu’il faut travailler. L’être humain est donc contraint de travailler. Le travail n’est pas recherché pour lui-même, mais pour autre chose. Il est dit « productif », dans la mesure où il a un résultat, un produit qui se distingue du travail comme activité. Travailler, c’est aussi rendre service à autrui, à la société et à la nation. Nous sommes appelés constamment à travailler, en donnant le meilleur de nous-mêmes,  dans le sens de faire renaitre notre pays, de le révéler au monde et de faire la promotion de nos talents. Dieu nous en demandera des comptes. Voler le bien des autres pour s’enrichir, mendier, se livrer à la prostitution ou à d’autres actes indignes et dégradants pour se réaliser est un pis-aller.     Conclusion Notre accession à la souveraineté internationale nous a légué notre devise nationale : Fraternité- Justice- Travail. Mais le rejet de l’autre, le manque d’amour fraternel, l’injustice et le travail au rabais n’ont-ils pas fait le lit du népotisme et du favoritisme et sapé parfois les fondements du développement de notre cher pays? Nous sommes appelés à revisiter les  fondamentaux de notre devise nationale : Fraternité-Justice-Travail. Les obstacles au développement de notre pays, se retrouvent dans la perte de ces repères. Nous devons faire taire nos querelles et nos désirs de vengeance, cesser de nuire à l’autre et de trouver le coupable de nos malheurs dans le frère ou la sœur. Chacun doit faire son examen de conscience et travailler autrement, penser le développement autrement pour donner tout son sens à notre devise nationale si nous voulons révéler le Bénin au monde. La balle est dans le camp de chacun. Mon pays, c’est moi. Son développement me concerne au premier chef.   Bibliographie
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Abbé Augustin Yédia TOSSOU Secrétaire Administratif Conférence épiscopale du Bénin