Pour les profanes, c’est une profession en voie de disparition. Mais pour les tenants de la forge, c’est un métier qui a un bel avenir. Ils comptent sur une transmission naturelle, presque génétique, de cet héritage professionnel. Voyage au cœur du quotidien des travailleurs de la forge dans la cité royale d’Abomey.
Vive tension entre Boris Bada, la trentaine révolue, et un intermédiaire sur une commande de serrures artisanales. Ils n’accordent pas leurs violons sur la demande exacte formulée par l’entremetteur. Au milieu des deux, appelant de manière sporadique et furtive au calme, le client s’impatiente. Il semble n’être préoccupé que par l’obtention de ses produits qui paraissent bien précieux dans la finition de son chantier. Entre discussions, grognes et coups de marteau sur des coupures de feuilles de tôles disposées devant lui, le jeune forgeron se met la pression pour fabriquer les quatre serrures commandées. Au bout d’une heure d’horloge, les quatre serrures sont prêtes et remises au client qui s’en réjouit. Sous la paillote de fortune qui lui sert d’atelier de forge depuis son bas âge, Boris peut se réjouir d’avoir eu une journée paisible même si la fin est moins gaie.
Sa journée, le jeune homme la passe, tantôt assis, tantôt accroupi à forger, au milieu d’une cinquantaine d’autres compères. Le tintamarre et l'épaisse fumée qui emballe les paillotes contiguës constituent l’ambiance habituelle d’Ahouaga Dozoèmè, un quartier de l’arrondissement de Vidolé au cœur de la cité historique d’Abomey. « Plus tôt vous commencez la journée, plus vous avez la chance de confectionner beaucoup d'outils. Donc ici, même si nous n’avons pas une heure précise pour commencer le travail, nous sommes sur place aux premières heures de la journée, surtout pendant la grande saison des pluies où la demande est forte », affirme Boris, affairé à mater des bribes de fer avec un lourd marteau. Ce n’est que le début d’une longue journée de travail qui dure au moins dix heures d’horloge, sans répit. Le jeune homme, père d’un enfant, y est bien habitué, tout comme les autres forgerons de ce quartier dont la réputation traverse les frontières de la cité historique.
De père en fils
Ahouaga-Dozoémè a bâti sa renommée autour de la forge. Les familles lui doivent leur notoriété et s’emploient donc à la perpétuer, malgré l’ère de la modernité. Albert Dessè, chef de collectivité et oncle de Boris avec qui il partage la même paillote, y croit dur comme fer : la forge ne disparaîtra pas. Avec toute la force que ses 60 printemps lui permettent encore de mobiliser, il vaque au quotidien à ses occupations aux côtés d’une cinquantaine de forgerons, tous engagés pour pérenniser la tradition. « Il est impossible de dire exactement depuis combien d’années j’exerce ce métier, car je l’ai commencé comme tous ceux qui sont ici, très petit. Puis quand mon père est décédé, il y a environ 50 ans, j’ai pris sa relève et depuis, j’y suis sans savoir quand cela finira », informe Dah Dessè, tout en frappant avec vigueur sur un morceau de fer préalablement rougi.
À Ahouaga-Dozoèmè, la forge n’est pas seulement un travail, mais une religion à laquelle tous sont attachés et dont la flamme se transmet de génération en génération. Dah Gbessè en est un dignitaire et joue sa partition pour témoigner sa fidélité à ses aïeux et montrer le chemin à sa descendance. « La règle d’or par ici, c’est qu’on n’apprend pas le métier de la forge ; c’est comme si c’est inné en nous. Dès le bas âge, tous nos enfants commencent à s’intéresser aux travaux les plus légers et progressivement nous leur en confions de plus importants », déclare le chef de collectivité. L’illustration patente de cette réalité sociologique, c’est que plusieurs familles sont identifiées et reconnues pour leur adoption de cette profession. À Abomey, on retrouve les Kinha, Déguénon, Dessè, Yémadjè, Akoha, Sèdjamè, Agbété, etc. qui se rapportent systématiquement au métier de la forge.
Aidé de deux de ses enfants, le chef de la collectivité Dessè s'acharne cette matinée du mercredi 24 août à donner différentes formes à un amas de fer. La force de son bras, les coups de marteau, l’ardent feu qu’il attise en permanence grâce à un dispositif mécanique de fortune et quelques autres petits outils suffiront à lui assurer son pain quotidien. « Tant que le feu ne s’éteint pas, la forge restera. Mais le feu ne pourra jamais s’éteindre », rassure le sexagénaire, qui se réclame digne descendant de Gonou, le premier forgeron venu de Hinvi que le roi Akaba (…) a installé sur le territoire d’Abomey, non loin de son palais. Mais du fait de l’intensité du bruit que produisait l’activité, le souverain a dû l’éloigner, tout comme sa descendance, de son palais. Ils s’installent alors à Ahouaga Dozoémè, Doguèmè, Adjahito, etc.
Cette réalité historique d’Abomey n’est pas loin de celle connue par d’autres communes comme Kétou, Dassa-Zoumè, Adjohoun.

Au nom de "gou"
Tout travail de forge commence par une brève cérémonie pour invoquer les mânes des ancêtres. Dah Dessè et tous les autres s’y emploient au quotidien dans leurs ateliers situés non loin de la concession du fétiche « gou », le dieu du fer. « Nous faisons cette prière pour que la journée se déroule bien et qu’on soit épargné des accidents de travail. C’est une obligation de s’adonner à cet exercice spirituel », soutient Dah Dessè. La dévotion à l’égard du dieu du fer ne s’arrête pas à la prière matinale. « Nous avons aussi une action de grâce que nous faisons chaque année. Nous nous cotisons et faisons des sacrifices à ce dieu qui est notre protecteur », ajoute le forgeron. D’ailleurs, poursuit-il, la puissance de cette divinité dépasse la caste des forgerons. Même des personnes qui ignoraient son existence ont été conseillées à aller lui faire des sacrifices pour sortir de certaines difficultés, souligne-t-il.
Finie l’allégeance à la divinité, place aux différentes activités selon les commandes reçues des clients. Entre autres, elles peuvent porter sur les houes, les serrures, les haches, les coupecoupes et autres. Si certains clients expriment des besoins en détail, d’autres par contre, les revendeurs notamment, font des commandes en gros. « C’est surtout le cas des agriculteurs qui viennent des Collines pendant la grande saison des pluies. Une seule personne peut demander plus de 100 houes et nous faisons l’effort pour la servir avec célérité », révèlent les forgerons. Le circuit de fabrication est classique. La matière première, tôle ou fer acquis dans les quincailleries ou auprès des collecteurs ambulants de ferrailles, est découpée soigneusement puis portée au feu pour être rougie. Toutes les dix minutes presque, le bout de fer ou de tôle est ressorti pour recevoir quelques coups de marteau jusqu’à refroidissement. Le scénario est repris autant de fois que possible pour obtenir la forme désirée. « Pour certains produits comme les serrures, il faut l’agencement de plusieurs fers alors que d’autres n’ont besoin que d’un seul », nuance Boris Bada, le jeune forgeron. Du fait de ces différentes étapes, le travail à la chaîne est conseillé. Sur le circuit, il est aisé de retrouver trois à quatre personnes. « Si vous tenez à le faire tout seul, vous vous esquinterez très tôt sans obtenir les résultats escomptés», laisse-t-il entendre.
Fierté !
Harassante, pénible, mais aussi dépassée pour certains modernistes, la forge n’a rien perdu de sa superbe pour ceux qui la pratiquent. C’est presque le défi de leur vie qu’ils relèvent au quotidien et ils en tirent bien d’honneur. « C’est une fierté pour nous de faire ce travail. Il est rentable, car il nous permet de subvenir convenablement aux besoins de nos familles », confie Dah Dessè.
En effet, à mains nues, jeunes et moins jeunes doivent tirer de la matière première, tout au long de la journée, plusieurs produits à mettre sur le marché. Certains parmi eux, en l’occurrence les jeunes, doivent concilier la forge et les études pour s’en sortir. Car pour eux, la forge est un travail prédéfini pour tout membre de leur famille. C’est le cas de Junior Dessè, Paoletti Aglété et Noël Aissè, tous trois élèves au second cycle du cours secondaire. En classe de troisième, Junior est ferme sur la question. « On ne peut être membre de ma famille et ne pas faire la forge. Sauf si on n’a pas grandi au village », soutient-il sous les applaudissements de ses pairs, attroupés autour d’un four artisanal, déterminés à fabriquer divers outils. Ils ne sont pour autant pas déconnectés des réalités de leur temps.
Les moins jeunes comme Dah Dessè gardent aussi entiers leur fierté et leur engagement. Conscient des effets négatifs du bruit sur l’ouïe et de l’exposition prolongée à la fumée sur l’odorat, les yeux et les poumons, ils ne sont pas hostiles à la modernisation de leurs outils de travail. « Nous sommes preneurs si nous avons un projet de modernisation du travail de la forge. Pour le moment, nous ne voyons rien venir », se désole le chef traditionnel. Mais même dans l’état actuel de la forge, elle reste inégalable. Selon ses praticiens, la soudure à laquelle elle est parfois assimilée n’atteint pas ses performances. « Malgré tous les équipements dont ils disposent, les soudeurs ne peuvent réussir la fabrication des gongs, serrures et autres comme nous. Ils réussissent très rarement la finition », se glorifie le chef de collectivité qui lance un appel pour la sauvegarde et la valorisation de ce qui pour lui est un véritable patrimoine national.
L’autre appui à apporter à cette couche professionnelle, c’est de la protéger contre les collecteurs ambulants de ferrailles. Tout en étant les fournisseurs de matières premières pour ces forgerons, ils sont les premiers à voler les mêmes matières premières dès que leurs utilisateurs manquent de vigilance. Ainsi, au début et à la fin de la journée, les travailleurs de la forge se doivent de veiller à ne rien laisser traîner dans leurs ateliers de fortune. Ce n’est pas tout. Les collecteurs de ferrailles constituent de farouches concurrents des forgerons. « Par le passé, il nous était possible de ramasser ce qui nous servait de matière première très facilement. Les carrosseries des véhicules et autres étaient facilement disponibles sur le marché ; ce qui nous permettait de faire des bénéfices plus importants », explique Boris qui s’étonne de la largesse dont bénéficie l’activité de collecte des ferrailles par des personnes qui sont pour la plupart des expatriés.
Accusés à tort ou à raison, les collecteurs de ferrailles ne se laissent pas faire. L’un d’eux, Aliou M, pratiquant de cette activité depuis environ six ans, estime que « c’est la loi du marché. Il revient à chacun d’user de ses capacités pour acquérir le produit désiré ». Dans ce contexte, toute accusation contre lui et ses pairs manque de pertinence.
Des interdits et avantages
Être forgeron comporte aussi diverses exigences. Certaines règles fondamentales sont à suivre rigoureusement par tout travailleur de la forge, au risque d’en subir les conséquences, qui du reste, sont parfois irréversibles. Le métier a, en réalité, une dose de mystères et de spiritualisme qui constituent à la fois des difficultés et la beauté de cet art. « L’une des règles de la forge, c’est qu’il est formellement interdit de tenir des relations intimes avec une femme mariée », informe Boris Bada. Une telle forfaiture n’est pas du goût des esprits protecteurs de la corporation qui ne tardent pas à faire tomber la sentence fatale, dans un délai relativement court.
De plus, les calomnies, les médisances et les concurrences déloyales entre forgerons sont proscrites. Du moins, sur les lieux de la forge, il n’est pas toléré des invectives et échauffourées entre des membres de la confrérie ni des vols dans les ateliers de la forge. « Certains voleurs en ont eu pour leur compte », se moque-t-il.
Mais il précise qu’il n’y a pas que des interdits. Pour illustration, l’eau utilisée dans le travail de la forge pour refroidir le fer aurait, dit-on, des valeurs thérapeutiques et protectrices contre les maladies et les esprits mauvais. Seulement, ajoutent les forgerons, son utilisateur ne doit pas être animé de mauvaises intentions.
Ce qui par contre nécessite une préparation spirituelle d’envergure et la maîtrise de certaines règles, c’est la fabrication des « asen », ces autels en fer représentatifs des personnes décédées et d’autres objets de cultes endogènes. Pour les réaliser, il est nécessaire de pratiquer l’abstinence sexuelle tout au long du processus de fabrication et de ne pas consommer du sel pendant certains jours de la semaine. « A la fin de la réalisation de l’autel, il faut aussi un rituel de bénédiction avant la remise au client », explique Dah Dessè, un fin connaisseur des pratiques endogènes. S’agissant du coût, il explique qu’il dépend de la complexité de l’objet et de la biographie du défunt.
S’érigeant en gardiens de la tradition, les travailleurs de la forge résistent encore aux assauts permanents de la modernité. Visiblement, pour longtemps encore, à moins que la chaîne ne se brise et que le dégoût s’installe au niveau des futures générations?