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TRIBUNE: L’état de la laïcité dans le monde

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Ambassadeur Théodore C. Loko Ambassadeur Théodore C. Loko

Introduction

La laïcité, entendue comme principe de séparation des pouvoirs temporel et spirituel, revêt des formes multiples selon les traditions juridiques, culturelles et politiques des États. Loin d’être une notion uniforme, elle se décline selon des régimes juridiques variés qui oscillent entre neutralité bienveillante, coopération régulée ou hostilité institutionnelle à l’égard du fait religieux. L’Église catholique, bien que souvent perçue historiquement comme opposée à la sécularisation, a évolué vers une reconnaissance de la saine autonomie du politique. Cette pluralité de conceptions se retrouve aussi bien dans les régimes internes que dans les normes du droit international.

Par   Ambassadeur Théodore C. LOKO (à la retraite), le 02 mai 2025 à 07h34 Durée 3 min.
#état de la laïcité

I-La laïcité selon l’Eglise catholique : statut juridique et reconnaissance de la distinction des sphères

a/ L'évolution doctrinale de l’église

Historiquement, l’Église catholique a connu des tensions avec les mouvements sécularisateurs.

Le Syllabus de Pie IX (1864) condamnait la séparation de l’Église et de l’État, dans une logique défensive. Cependant, le concile Vatican II (1962-1965) a marqué une évolution doctrinale majeure. La déclaration Dignitatis Humanae (1965) affirme la liberté religieuse comme droit fondamental de la personne, basé sur la dignité humaine, indépendamment de sa confession. « Le pouvoir civil, dont le rôle propre est de s'occuper du bien commun temporel, doit reconnaître et respecter la liberté religieuse. » (Dignitatis Humanae, §6)

B/ La distinction entre autonomie du politique et mission religieuse

L’Église soutient aujourd’hui la distinction fonctionnelle entre l’État et les communautés religieuses, sans pour autant souscrire à une neutralité laïcisée qui exclurait le religieux de la sphère publique.

L’État ne doit ni imposer une religion, ni l’exclure : c’est le modèle d’une "laïcité positive" (selon les termes de Benoît XVI).

C/ Le statut juridique de l’Eglise dans les Etats

L’Église catholique entretient différents types de relations juridiques avec les États :

• Concordats ou Accords-cadres (ex : avec l’Espagne, la Pologne, le Bénin), qui régulent les relations Église-État tout en respectant la souveraineté de chacun.

• Accords bilatéraux avec les États en matière de reconnaissance des cultes, d’enseignement religieux, de statut des ministres du culte.

• Reconnaissance implicite ou neutralité stricte dans les États laïques (ex : France, selon la loi de 1905).

II- Histoire, pratiques et régimes politiques : diversité des modèles de laïcité

a/ Typologie des régimes politiques face au fait religieux

• Laïcité stricte (France, Turquie kémaliste) : séparation totale, neutralité institutionnelle, absence de reconnaissance officielle des cultes.

• Modèle coopératif (Allemagne, Italie) : financement public des cultes reconnus, statut légal des Églises, enseignement religieux dans les écoles.

• Modèle confessionnel (Iran, Arabie saoudite) : religion d’État, droit religieux influençant l’ordre juridique.

• Modèle pluraliste libéral (États-Unis) : séparation mais forte liberté d’expression religieuse dans l’espace public.

B/ Le cas spécifique du Bénin

Le Bénin offre un exemple pertinent de modèle de laïcité inclusive et coopérative, où l'État, tout en se proclamant laïque, entretient un dialogue institutionnel avec les confessions religieuses.

1/ La laïcité dans la Constitution béninoise

L’article 2 de la Constitution du 11 décembre 1990 énonce :

« La République du Bénin est un État laïque. »

Ce principe est précisé par l’article 23 :

« Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience, de religion, de culte, d'opinion et d'expression. »

L’État se veut neutre vis-à-vis des religions, mais garantit la liberté de conscience et de culte, sans interdire leur expression dans l’espace public. Cette laïcité béninoise est davantage fondée sur la tolérance et la cohabitation pacifique entre les religions que sur l’exclusion du religieux de la sphère publique.

2/ L’Accord-cadre entre le Bénin et le Saint-Siège (2018)

Signé le 21 novembre 2018, cet accord illustre la reconnaissance mutuelle entre l’État béninois et l’Église catholique. Il porte notamment sur :

• Le statut juridique de l’Église catholique au Bénin ;

• La liberté d’action pastorale, éducative, sanitaire et caritative;

• La reconnaissance des diplômes délivrés par les institutions catholiques ;

• La nomination des évêques avec information du gouvernement, sans droit de veto.

Cet accord manifeste la volonté d’un partenariat respectueux entre l’État et l’Église dans un cadre laïque, confirmant une vision de la laïcité ouverte à la coopération et au dialogue interinstitutionnel.

3/ Pratiques religieuses et coexistence interreligieuse

Le Bénin est reconnu pour sa diversité religieuse harmonieuse: christianisme, islam, religions traditionnelles africaines (Vodoun). L’État soutient, dans une logique d’inclusivité, certaines fêtes religieuses par des jours fériés (Tabaski, Noël, Pâques, fête du Vodoun), sans que cela contrevienne au principe de laïcité.

III- Pratiques contemporaines et tensions globales

À l’ère de la mondialisation, la laïcité se confronte à des défis inédits liés à la diversification religieuse, aux mobilisations identitaires, à la sécularisation des sociétés occidentales et à l'affirmation du religieux dans l’espace public global.

Ces dynamiques produisent des tensions entre liberté religieuse, neutralité étatique et cohésion sociale, en particulier dans les démocraties multiculturelles.

A/ Le retour du religieux dans l’espace public

Contrairement aux prédictions d’un déclin généralisé de la religion (hypothèse de la sécularisation), on assiste à une reviviscence du religieux, souvent visible et revendiquée. Dans de nombreux pays, les expressions de foi (voile, processions, construction de lieux de culte, discours religieux dans les médias) soulèvent des débats sur les limites de la laïcité. Ce phénomène interpelle notamment les régimes fondés sur une laïcité stricte comme la France, où l’équilibre entre liberté d’expression religieuse et neutralité est délicat à maintenir.

B/ Crises identitaires et instrumentalisation politique de la laïcité

La laïcité est parfois mobilisée dans des contextes de crises identitaires ou sécuritaires, notamment face à l'islam ou à certaines minorités religieuses. Des législations restrictives sur le port de signes religieux (voile intégral, croix ostentatoires, kippa) ou des politiques d’assimilation rigides peuvent mener à des formes de laïcité d’exclusion, perçues comme discriminatoires. Cela engendre une défiance croissante de certaines communautés religieuses à l’égard de l’État, fragilisant la cohésion sociale.

Par exemple :

• En France, les lois de 2004 (interdiction des signes religieux à l’école publique) et de 2010 (interdiction du voile intégral dans l’espace public) ont alimenté des controverses nationales et internationales.

• En Inde, la laïcité originelle fondée sur la tolérance interreligieuse est contestée par la montée du nationalisme hindou, menaçant les minorités musulmanes et chrétiennes.

C/ Pluralisme religieux et égalité de traitement

L’un des défis majeurs contemporains est de garantir une égalité réelle entre toutes les confessions religieuses, notamment face aux héritages historiques qui confèrent un statut privilégié à certaines religions (ex. Église d’Angleterre, Église orthodoxe en Russie, Église catholique en Pologne ou en Amérique latine). De nombreux pays tentent d’adapter leur laïcité à une réalité pluraliste, mais se heurtent à la difficulté d’instaurer un traitement équitable sans gommer les traditions nationales.

Dans certains cas, le pluralisme est assumé de manière pragmatique :

• En Allemagne, les cultes reconnus bénéficient du statut de corporation de droit public.

• Au Canada, le multiculturalisme officiel inclut le religieux dans la reconnaissance des identités.

D/ Numérisation, globalisation et nouvelle visibilité religieuse

Les réseaux sociaux, les plateformes numériques et la mondialisation des débats religieux ont contribué à une circulation transnationale des discours sur la foi, la liberté religieuse ou la persécution des minorités. Cela entraîne une hypermédiatisation des conflits laïques, des controverses sur la liberté d’expression (ex. caricatures religieuses) et un brouillage croissant entre sphères privées et publiques.

En retour, des régimes autoritaires ou populistes se saisissent de la laïcité pour justifier des restrictions ciblées ou renforcer leur légitimité identitaire. Dans plusieurs pays d’Afrique, par exemple, la montée des fondamentalismes religieux et l’instrumentalisation politique du religieux appellent des régulations juridiques adaptées, sans répression abusive.

E/ Vers une laïcité de dialogue?

Face à ces tensions, des voix appellent à promouvoir une laïcité de reconnaissance, fondée sur le respect mutuel, le dialogue interreligieux et une citoyenneté partagée. Il s’agirait moins d’effacer les religions de l’espace public que de les inclure dans un cadre juridico-politique clair, garantissant la paix civile.

Des initiatives comme celles du Bénin avec son modèle d’équilibre pacifique entre cultes, son Conseil national des religions, ou encore l’accord-cadre avec le Saint-Siège qui est un accord international entre deux sujets de droit international, s’analysant ainsi comme un parapluie pour l’Eglise locale, illustrent des tentatives prometteuses de concilier la neutralité de l’État et la vitalité du religieux dans une société démocratique.

IV - Laïcité et droit international: reconnaissance et limites

a/ Droit international des droits de l’homme

Les grands instruments internationaux reconnaissent la liberté de religion comme un droit fondamental :

• Déclaration universelle des droits de l’homme (1948), art. 18: « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion. »

• Pacte international relatif aux droits civils et politiques (1966), art. 18.3 : limite les restrictions à la liberté religieuse aux exigences de sécurité publique, ordre, santé, morale, liberté d’autrui.

Cependant, le droit international n’impose pas un modèle de laïcité spécifique : il garantit une liberté de religion mais laisse aux États la liberté de choisir entre séparation, reconnaissance ou religion d’État, sous réserve du respect des droits fondamentaux.

B/ Jurisprudence de la cour européenne des droits de l’homme (Cedh)

La Cedh adopte une position de marge d’appréciation des États. Elle reconnaît que les modèles varient légitimement selon les contextes nationaux :

• Lautsi c. Italie (2011) : le crucifix dans les écoles ne viole pas en soi la neutralité.

• Leyla Şahin c. Turquie (2005) : interdiction du voile à l’université jugée compatible avec la laïcité nationale.

C/ Laïcité, pluralisme et normes supranationales

Des tensions apparaissent entre les principes laïques internes et les normes du pluralisme religieux :

• En Europe, la liberté de manifester sa religion (ex : port du voile) entre en tension avec les normes de neutralité.

• Dans les pays confessionnels, le droit international protège les minorités religieuses contre les discriminations (ex : Bahá’ís en Iran, chrétiens en Irak).

Conclusion

L’état de la laïcité dans le monde se caractérise par une pluralité de conceptions et d’applications.

Si l’Église catholique reconnaît désormais la légitimité d’une autonomie du politique vis-à-vis du religieux, elle rejette une neutralité excluante.

Les régimes politiques, façonnés par l’histoire et les traditions, mettent en œuvre des formes diverses de laïcité, allant de la séparation stricte à la coopération institutionnelle.

Sur le plan international, le droit ne fixe pas un modèle uniforme mais garantit la liberté de conscience, tout en laissant aux États une latitude d’interprétation. L’enjeu global demeure celui de la conciliation entre pluralisme religieux, cohésion sociale et respect des droits fondamentaux.

Bibliographie indicative

• Bielefeldt, Heiner. Freedom of Religion or Belief: Thematic Reports of the UN Special Rapporteur 2010–2016. Geneva: OHCHR, 2017.

• Cécile Laborde, Liberalism’s Religion. Cambridge: Harvard University Press, 2017.

• Congar, Yves. Église et pouvoir politique. Paris: Cerf, 1986.

• Durand-Prinborgne, Emmanuel. Laïcité et droit international. Paris: PUF, 2010.

• Vatican II, Dignitatis Humanae (1965).

• Weiler, J.H.H. Un’Europa cristiana: un saggio esplorativo. Milano: Rizzoli, 2003.

Ambassadeur Dr. Théodore C. LOKO (à la retraite)
Enseignant-chercheur
Président de “Capital social chrétien”