La Nation Bénin...
On
parle partout de capital humain et de ressources naturelles. Mais rarement de
la manière dont nos villes les dilapident. L’urbanisation, trop souvent ignorée
ou mal pensée, est en train de devenir le tombeau silencieux du potentiel
africain. Il est temps d’ouvrir les yeux sur ce paradoxe, et d’en faire un
combat politique.
« Tirer
le meilleur parti du capital de l’Afrique pour favoriser son développement »
tel est le thème des Assemblées annuelles 2025 de la Banque africaine de
développement (Bad), qui s’ouvrent le 26 mai 2025 à Abidjan. L’élection du
successeur du président Adesina Akinwumi, arrivé au terme de son second mandat,
consistue le point d’orgue de l’ordre du jour. Créée il y a soixante ans aux
côtés de sa sœur institutionnelle, l’Union africaine, la Bad porte encore
aujourd’hui une ambition commune : faire de l’Afrique un continent maître de
ses ressources et de son destin.
L’Afrique
regorge de talents et de ressources. Pourtant, en marginalisant ses territoires
et en négligeant l’urbanisation comme levier stratégique, elle compromet la
valorisation de ce double capital. Il est urgent de rompre avec une vision de
la ville comme simple lieu de concentration démographique ou d’administration,
pour en faire un espace d’innovation, de transformation, de création de valeur
ajoutée et de régénération territoriale.
Alors
que les stratégies continentales misent sur la jeunesse et les richesses
naturelles pour propulser l’émergence, une urbanisation hors-sol, mal pensée et
mal gouvernée, continue de dilapider ces atouts.
Il
est temps de changer de paradigme : réconcilier les villes africaines avec
leurs territoires.
Changer
de paradigme n’est pas un luxe. C’est une urgence. C’est la seule voie pour que
nos villes cessent d’être des tombeaux et deviennent enfin les matrices d’un
avenir africain ancré, vivant, et durable.
L’angle mort des politiques de valorisation du capital africain
Depuis deux décennies, la rhétorique du « capital africain» irrigue les stratégies de développement. Le capital humain, incarné par une jeunesse nombreuse, créative et résiliente, est présenté comme le moteur de la transformation. Le capital naturel, terres arables, minerais, forêts, biodiversité comme son levier de prospérité.
Mais en dépit de cette double promesse, les résultats tardent à se concrétiser. Pourquoi ?
Parce
que les politiques publiques continuent de traiter ces deux formes de capital
comme des entités isolées et déterritorialisées. On forme des jeunes sans leur
offrir de territoire pour agir et s’accomplir. On extrait des ressources sans
penser à ceux qui y vivent, ni aux écosystèmes qu’on altère.
On oublie une évidence : on ne valorise durablement un capital qu’en l’ancrant dans un territoire vivant, productif et habitable.
Prenons le cas du capital humain.
Investir
dans l’éducation ne suffit pas si les jeunes se retrouvent piégés dans des
villes congestionnées, mal desservies, sans débouchés ni perspectives. Ce qui
devait être un tremplin devient un piège : chômage urbain, inégalités
croissantes, aspirations meurtries qui confinent une partie de la jeunesse à
des aventures de désespoir.
Et le capital naturel ?
Il
reste enfermé dans une logique extractiviste. On exploite, on exporte sans
valoriser, on convertit en rente. Rares sont les stratégies qui posent la
question de sa transformation locale, de sa régénération, ou de son intégration
dans une économie circulaire territoriale. Le territoire devient un gisement à
vider, non un système vivant capable de produire de la valeur en circuit
endogène.
Enfin,
les grandes visions nationales comme les politiques d’émergence continuent de
traiter l’urbanisation comme un effet secondaire, comme une conséquence. À
peine gérée, souvent subie, elle est perçue comme une contrainte, au lieu
d’être reconnue comme un levier stratégique majeur.
Résultat : les villes africaines croissent en périphérie, dans l’informalité, au détriment des terres agricoles, des zones humides et des écosystèmes critiques. Et le potentiel du capital africain s’enlise, faute d’un ancrage territorial digne de ce nom.
Une urbanisation qui désagrège le potentiel
Dans
l’imaginaire collectif, la ville reste associée à l’idée de progrès,
d’opportunités et de services.
Mais
pour des millions d’Africains, l’expérience urbaine rime davantage avec
désillusion, exclusion, précarité et vulnérabilité. L’urbanisation actuelle,
loin de valoriser le capital humain et naturel du continent, tend au contraire
à le piéger.
Entre
1990 et 2015, plus de 90 % de la croissance de l’habitat urbain en Afrique
s’est opérée dans l’informalité, selon les données du Club du Sahel et de
l’Afrique de l’Ouest (Csao/Ocde).
Les
périphéries s’étendent sans planification, en marge des réseaux d’eau,
d’électricité, de transport et de santé.
Ce
que l’on appelle encore “urbanisation” est en réalité une urbanisation subie,
sans urbanisme, livrée à la spéculation foncière, aux logiques clientélistes, à
la débrouillardise des populations. Et surtout, elle ignore le “déjà là”, cette
“ville réelle”, existante, qui pourtant fait vivre la majorité.
Les
conséquences sont lourdes: multiplication des zones à risque, inondations
récurrentes, destruction des zones humides et des terres fertiles, pollution
croissante. L’étalement urbain dévore le capital naturel, tandis que l’absence
de politiques d’insertion laisse le capital humain en friche.
La ville devient un piège spatial, social, environnemental.
À
cela s’ajoute une gouvernance trop souvent déconnectée du terrain. Les
municipalités manquent de moyens, de compétences, et d’autonomie pour encadrer
les dynamiques urbaines. L’espace public est peu ou mal régulé. Les quartiers
informels sont tolérés sans être reconnus. Et les investissements publics
continuent de privilégier les centres au détriment des périphéries.
On
planifie peu. On subit beaucoup.
Cette
urbanisation corrode les trois piliers du développement durable, économique,
social, écologique tout en tournant le dos à son contexte culturel. Elle se
déploie par mimétisme, par agrégats de copier-coller, hors-sol, sans
enracinement.
Elle reproduit et conforte deux stigmates dont les enfants de l’Afrique doivent guérir: l’épistémicide, qui efface les savoirs endogènes ; et le complexe d’extranéité, qui pousse à chercher ailleurs ce que le continent porte déjà en lui-même.
Faire de l’urbanisation un pilier du développement africain
Par
sa population, l’Afrique est désormais majoritairement urbaine et l’avenir de
son capital se joue dans nos choix urbains. On ne valorise pas un capital en se
contentant de l’extraire, mais en le cultivant, en le connectant à son
territoire, en l’inscrivant dans une trajectoire de sens et de durabilité.
L’Afrique
ne manque ni de jeunes talents, ni de ressources naturelles. Mais elle manque
encore trop souvent de villes capables de transformer ces richesses en
prospérité partagée, au service du bien commun.
Pourtant,
l’urbanisation reste perçue comme une conséquence du développement, voire comme
un problème à contenir plutôt que comme un levier stratégique à part entière.
Elle est pourtant le carrefour où se concentrent les défis du continent, mais
aussi l’espace où peuvent converger les solutions.
Faire
de l’urbanisation une stratégie de développement, c’est d’abord changer de
regard.
C’est
reconnaître que la ville n’est pas une juxtaposition de constructions, mais un
système vivant, traversé de savoirs, de flux, de cultures, de conflits et de
coopérations, qui doit être profondément ancré dans son territoire.
Cela
suppose de repenser la planification comme un exercice démocratique fondé sur
les besoins réels, de donner aux collectivités locales les moyens d’agir
(fiscalité, compétences, outils fonciers, partenariats), et de mobiliser les
intelligences territoriales pour co-construire des formes urbaines sobres,
résilientes et adaptées.
Cela
exige aussi de rompre avec les indicateurs trompeurs. Une ville performante ne
se mesure pas à sa verticalité ou à sa seule connectivité numérique, mais à sa
capacité à offrir un cadre de vie digne, à connecter ses acteurs, leurs
potentialités et leurs opportunités, à intégrer les plus vulnérables, à
protéger les biens communs, à libérer l’initiative.
Passer
de la ville extractive à la ville régénératrice, c’est faire le pari d’un
développement ancré, inclusif, et durable. Ce n’est pas multiplier les “smart
cities vitrines” hors-sol, mais investir aussi dans les villes intermédiaires,
les quartiers informels, les périphéries délaissées.
C’est
là au quotidien que se joue le destin de l’Afrique urbaine.
L’urbanisation
n’est ni un détail, ni un luxe.
C’est la matrice dans laquelle se forment ou se brisent les promesses de l’émergence.