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Valoriser le capital de l’Afrique: et si nos villes étaient son tombeau ?

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Luc Gnacadja Luc Gnacadja

On parle partout de capital humain et de ressources naturelles. Mais rarement de la manière dont nos villes les dilapident. L’urbanisation, trop souvent ignorée ou mal pensée, est en train de devenir le tombeau silencieux du potentiel africain. Il est temps d’ouvrir les yeux sur ce paradoxe, et d’en faire un combat politique.

Par   Luc GNACADJA, le 26 mai 2025 à 07h58 Durée 3 min.
#potentiel africain #Talents africains

« Tirer le meilleur parti du capital de l’Afrique pour favoriser son développement » tel est le thème des Assemblées annuelles 2025 de la Banque africaine de développement (Bad), qui s’ouvrent le 26 mai 2025 à Abidjan. L’élection du successeur du président Adesina Akinwumi, arrivé au terme de son second mandat, consistue le point d’orgue de l’ordre du jour. Créée il y a soixante ans aux côtés de sa sœur institutionnelle, l’Union africaine, la Bad porte encore aujourd’hui une ambition commune : faire de l’Afrique un continent maître de ses ressources et de son destin.

L’Afrique regorge de talents et de ressources. Pourtant, en marginalisant ses territoires et en négligeant l’urbanisation comme levier stratégique, elle compromet la valorisation de ce double capital. Il est urgent de rompre avec une vision de la ville comme simple lieu de concentration démographique ou d’administration, pour en faire un espace d’innovation, de transformation, de création de valeur ajoutée et de régénération territoriale.

Alors que les stratégies continentales misent sur la jeunesse et les richesses naturelles pour propulser l’émergence, une urbanisation hors-sol, mal pensée et mal gouvernée, continue de dilapider ces atouts.

Il est temps de changer de paradigme : réconcilier les villes africaines avec leurs territoires.

Changer de paradigme n’est pas un luxe. C’est une urgence. C’est la seule voie pour que nos villes cessent d’être des tombeaux et deviennent enfin les matrices d’un avenir africain ancré, vivant, et durable.

L’angle mort des politiques de valorisation du capital africain

Depuis deux décennies, la rhétorique du « capital africain» irrigue les stratégies de développement. Le capital humain, incarné par une jeunesse nombreuse, créative et résiliente, est présenté comme le moteur de la transformation. Le capital naturel, terres arables, minerais, forêts, biodiversité comme son levier de prospérité.

Mais en dépit de cette double promesse, les résultats tardent à se concrétiser. Pourquoi ?

Parce que les politiques publiques continuent de traiter ces deux formes de capital comme des entités isolées et déterritorialisées. On forme des jeunes sans leur offrir de territoire pour agir et s’accomplir. On extrait des ressources sans penser à ceux qui y vivent, ni aux écosystèmes qu’on altère.

On oublie une évidence : on ne valorise durablement un capital qu’en l’ancrant dans un territoire vivant, productif et habitable.

Prenons le cas du capital humain.

Investir dans l’éducation ne suffit pas si les jeunes se retrouvent piégés dans des villes congestionnées, mal desservies, sans débouchés ni perspectives. Ce qui devait être un tremplin devient un piège : chômage urbain, inégalités croissantes, aspirations meurtries qui confinent une partie de la jeunesse à des aventures de désespoir.

 

Et le capital naturel ?

Il reste enfermé dans une logique extractiviste. On exploite, on exporte sans valoriser, on convertit en rente. Rares sont les stratégies qui posent la question de sa transformation locale, de sa régénération, ou de son intégration dans une économie circulaire territoriale. Le territoire devient un gisement à vider, non un système vivant capable de produire de la valeur en circuit endogène.

Enfin, les grandes visions nationales comme les politiques d’émergence continuent de traiter l’urbanisation comme un effet secondaire, comme une conséquence. À peine gérée, souvent subie, elle est perçue comme une contrainte, au lieu d’être reconnue comme un levier stratégique majeur.

Résultat : les villes africaines croissent en périphérie, dans l’informalité, au détriment des terres agricoles, des zones humides et des écosystèmes critiques. Et le potentiel du capital africain s’enlise, faute d’un ancrage territorial digne de ce nom.

Une urbanisation qui désagrège le potentiel

Dans l’imaginaire collectif, la ville reste associée à l’idée de progrès, d’opportunités et de services.

Mais pour des millions d’Africains, l’expérience urbaine rime davantage avec désillusion, exclusion, précarité et vulnérabilité. L’urbanisation actuelle, loin de valoriser le capital humain et naturel du continent, tend au contraire à le piéger.

Entre 1990 et 2015, plus de 90 % de la croissance de l’habitat urbain en Afrique s’est opérée dans l’informalité, selon les données du Club du Sahel et de l’Afrique de l’Ouest (Csao/Ocde).

Les périphéries s’étendent sans planification, en marge des réseaux d’eau, d’électricité, de transport et de santé.

Ce que l’on appelle encore “urbanisation” est en réalité une urbanisation subie, sans urbanisme, livrée à la spéculation foncière, aux logiques clientélistes, à la débrouillardise des populations. Et surtout, elle ignore le “déjà là”, cette “ville réelle”, existante, qui pourtant fait vivre la majorité.

Les conséquences sont lourdes: multiplication des zones à risque, inondations récurrentes, destruction des zones humides et des terres fertiles, pollution croissante. L’étalement urbain dévore le capital naturel, tandis que l’absence de politiques d’insertion laisse le capital humain en friche.

La ville devient un piège spatial, social, environnemental.

À cela s’ajoute une gouvernance trop souvent déconnectée du terrain. Les municipalités manquent de moyens, de compétences, et d’autonomie pour encadrer les dynamiques urbaines. L’espace public est peu ou mal régulé. Les quartiers informels sont tolérés sans être reconnus. Et les investissements publics continuent de privilégier les centres au détriment des périphéries.

On planifie peu. On subit beaucoup.

Cette urbanisation corrode les trois piliers du développement durable, économique, social, écologique tout en tournant le dos à son contexte culturel. Elle se déploie par mimétisme, par agrégats de copier-coller, hors-sol, sans enracinement.

Elle reproduit et conforte deux stigmates dont les enfants de l’Afrique doivent guérir: l’épistémicide, qui efface les savoirs endogènes ; et le complexe d’extranéité, qui pousse à chercher ailleurs ce que le continent porte déjà en lui-même.

Faire de l’urbanisation un pilier du développement africain

Par sa population, l’Afrique est désormais majoritairement urbaine et l’avenir de son capital se joue dans nos choix urbains. On ne valorise pas un capital en se contentant de l’extraire, mais en le cultivant, en le connectant à son territoire, en l’inscrivant dans une trajectoire de sens et de durabilité.

L’Afrique ne manque ni de jeunes talents, ni de ressources naturelles. Mais elle manque encore trop souvent de villes capables de transformer ces richesses en prospérité partagée, au service du bien commun.

Pourtant, l’urbanisation reste perçue comme une conséquence du développement, voire comme un problème à contenir plutôt que comme un levier stratégique à part entière. Elle est pourtant le carrefour où se concentrent les défis du continent, mais aussi l’espace où peuvent converger les solutions.

Faire de l’urbanisation une stratégie de développement, c’est d’abord changer de regard.

C’est reconnaître que la ville n’est pas une juxtaposition de constructions, mais un système vivant, traversé de savoirs, de flux, de cultures, de conflits et de coopérations, qui doit être profondément ancré dans son territoire.

Cela suppose de repenser la planification comme un exercice démocratique fondé sur les besoins réels, de donner aux collectivités locales les moyens d’agir (fiscalité, compétences, outils fonciers, partenariats), et de mobiliser les intelligences territoriales pour co-construire des formes urbaines sobres, résilientes et adaptées.

Cela exige aussi de rompre avec les indicateurs trompeurs. Une ville performante ne se mesure pas à sa verticalité ou à sa seule connectivité numérique, mais à sa capacité à offrir un cadre de vie digne, à connecter ses acteurs, leurs potentialités et leurs opportunités, à intégrer les plus vulnérables, à protéger les biens communs, à libérer l’initiative.

Passer de la ville extractive à la ville régénératrice, c’est faire le pari d’un développement ancré, inclusif, et durable. Ce n’est pas multiplier les “smart cities vitrines” hors-sol, mais investir aussi dans les villes intermédiaires, les quartiers informels, les périphéries délaissées.

C’est là au quotidien que se joue le destin de l’Afrique urbaine.

L’urbanisation n’est ni un détail, ni un luxe.

C’est la matrice dans laquelle se forment ou se brisent les promesses de l’émergence.

Président de GPS-Development
Architecte, ancien ministre de l’Environnement, de l’Habitat et de l’Urbanisme du Bénin
Ancien Secrétaire exécutif de la Convention des Nations Unies sur la Lutte contre la Désertification