La Nation Bénin...
Les
morts successives d’enfants (Djiku) dans un foyer ne sont pas anodines. Elles
sont l’expression de l’esprit Abiku généré par le Djiku, dans certains milieux
du Sud Bénin. Face à ce phénomène, les gardiens de la tradition disposent d’une
solution faite de rituels et de cérémonies destinés à stopper la saignée et à
stabiliser la vie des survivants de la famille. Incursion dans l’univers
mystérieux d’Abiku.
Les
morts successives d’enfants dans un foyer sont révélatrices, dans certains
milieux du Sud du Bénin, de l’esprit Abiku. La tradition a en effet mis en
place des remèdes mystico-spirituels pour mettre fin à cette série de décès et
stabiliser la vie des survivants.
Un
concept que Richard Plagbéto, abikunon (prêtre Abiku) à Agbangnizoun, clarifie.
Un enfant premier-né n’est jamais Abiku, excepté le cas où il naît après un
avortement. Ainsi, est appelé Abiku l’enfant venu au monde immédiatement après
un ou des avortements provoqués ou naturels, un mort-né ou un enfant décédé à
bas âge.
«
On parle d’Abiku dans le cas des enfants du même père et de la mère et jamais
de pères ou de mères différents », insiste pour sa part Bernardin Sikè, baba
ègbè Sikè à Ouidah.
A
ce niveau, le prêtre abiku Richard Plagbéto note qu’en réalité, l’enfant
survivant au décès de son aîné immédiat n’est personne d’autre que cet enfant
défunt revenu à la vie par une nouvelle naissance mais qui pourrait ou voudrait
encore retourner à la mort si rien n’est fait pour le maintenir parmi les
vivants.
Pour
sa part, Olowo Santos Adéogoun, baba ègbè Santos à Kpomassè, confond le djiku
avec le abiku. Il précise que c’est « le djiku qui est abiku». Autrement dit,
c’est en cas de mort d’enfants que l’on parle d’abiku. « C’est celui qui était
décédé qui a écarquillé les yeux sur son jeune frère ou sa jeune sœur pour
qu’il (ou elle) le rejoigne dans l’au-delà », explique-t-il. Ce phénomène de
‘’djiku’’ n’est pas que béninois et africain. Il est universel, soutient
Bernardin Sikè qui fait savoir comme son homologue Richard Plagbéto que des
Européens ayant connu des morts d’enfants viennent aussi solliciter leurs
services pour sauver la vie de leurs enfants survivants.
Lambert
Dossou-Yovo, baba ègbè Avalou, qui reçoit aussi des expatriés pour des
cérémonies, confirme cette assertion. Selon lui, partout où il y a mort
d’enfants, on doit parler d’abiku.
Pour
Feu Prof Félix Iroko, « Abiku est intimement lié à la mortalité infantile ». Le
mot ‘’abiku’’, souligne-t-il, est typiquement yoruba et signifie « l’enfant qui
naît et qui meurt ».
Djiku n’est pas abiku
Mais
Gaston Agbé, dit baba ègbè Agbé, prêtre abiku, résidant à Agbessikpè, un
village de Ouidah, ne partage pas cette acception. Il apporte quelques nuances
et prend le contrepied de ses confrères. Il soutient que tous les djiku ne
donnent pas lieu à abiku. Dans sa définition, Gaston Agbé exclut le djiku du
champ d’abiku. La condition est le caractère sexuel. Pour que l’on parle
d’abiku, il faut que l’enfant qui naît après le décès de son aîné soit du même
sexe que lui. Car abiku, « c’est l’enfant défunt qui est revenu »,
argumente-t-il. Ainsi, si l’enfant décédé était de sexe féminin, il faudrait
que l’enfant survivant qui vient immédiatement après lui soit aussi du même
sexe. Dans le cas contraire, retient-il, on parlera plutôt de djiku.
Toutefois,
il fait savoir que, dans le cas du « djiku » aussi, des cérémonies se font pour
éviter que l’enfant en question meure ». Et s’il s’agit d’une fausse couche ou
d’un avortement provoqué, note-t-il, la détermination du sexe se fait par la
consultation du Fâ. Ce qui permet d’établir si l’enfant survivant est abiku ou
non, précise Gaston Agbé.
En dehors de la correspondance sexuelle, Gaston Agbé identifie une deuxième condition. Il s’agit de la mère. Selon lui, c’est par rapport à la mère que l’on détermine l’existence d’Abiku. « C’est la femme qui porte la grossesse et jamais l’homme », souligne-t-il. Dans cette logique, il soutient que l’enfant venu immédiatement au monde après le décès de sa sœur ou de son frère aîné immédiat, ou un avortement naturel ou non, sera considéré comme Abiku même s’il n’est pas du même père. Ce qui importe, c’est que ces enfants soient de la même mère, insiste-t-il.
Les perturbations dues à l’esprit Abiku
En
dehors des pertes d’enfants qui frappent les parents, l’esprit Abiku se
manifeste aussi par divers autres blocages et perturbations sur les plans
professionnel, social, financier et autres dans la vie de l’enfant survivant. A
ce sujet, Baba ègbè Santos indique que l’individu concerné par ce phénomène et
qui n’accomplit pas les rituels requis peut enregistrer des bizarreries dans sa
vie. Entre autres, il pourrait subir des pertes mystérieuses d’argent,
l’incapacité de se marier, des difficultés à trouver du travail ou à évoluer
sur le plan professionnel. Parfois, l’intéressé peut avoir la tendance
irrésistible à la violence, à poser des actes répréhensibles tels que le vol, le
vandalisme sans pouvoir se maîtriser. C’est le cas de dame Clémence, qui
reconnaît avoir été victime de l’esprit Abiku qui se manifestait par un accès
de colère inexplicable à son niveau. « Avant, quand je suis en colère, j’ai
envie de tout détruire et même de blesser les gens avec qui je suis en palabre
et de faire couler leur sang », se souvient-elle.
Ainsi, souligne Lambert Dossou-Yovo, baba ègbè Avalou à Ouidah, l’esprit abiku peut laisser l’enfant grandir jusqu’à l’âge de 10 ans avant de commencer à se signaler et en deux semaines détruire les réalisations faites depuis plusieurs années par les parents. « L’enfant sera malade et sa situation obligera les parents à vendre leurs biens à la limite de la ruine et parfois même, les choses mettent du temps à se stabiliser », révèle-t-il. Selon lui, « cette situation va durer jusqu’au moment où l’intéressé aura accompli le rituel adéquat ».
Rituels et choix du prénom
Deux
rituels principaux sont prévus par les chefs du culte Abiku pour empêcher la
mort du nouveau-né après le décès de son prédécesseur. Il s’agit, selon les
dignitaires d’Abiku, de la cicatrice et des cerceaux connus sous l’appellation
Tchawolo. Ces cerceaux, explique Gaston Agbé, un prêtre abiku résidant à
Agbéssikpè, représentent la divinité Abiku elle-même.
Pour éviter que le ‘’djiku’’ (perte d’enfants) se répète, explique Olowo Santos Adéogoun, dès la naissance du nouveau-né, les parents doivent faire diligence pour l’amener chez le prêtre du culte Abiku désigné sous l’appellation Baba-Egbè en milieu yoruba et Abikunon en milieu fon. Une fois l’enfant présenté au spécialiste d’Abiku, ce dernier prescrit aux parents ce qu’il faut faire avec à la clé la liste des ingrédients à acheter. Ainsi, lors des cérémonies, le Baba-Egbè réalise une entaille sur la joue gauche de l’enfant pour le protéger de la mort prématurée.
Pour Baba-ègbè Sikè le phénomène Abiku est universel
De
manière générale, les prêtres Abiku font savoir que la cicatrice ne se fait que
sur la joue gauche. Elle consiste à réaliser une entaille sur cette joue et à y
appliquer une poudre spéciale. Celle-ci a pour fonction de protéger l’enfant
vivant ou survivant de la compagnie malfaisante de son frère défunt ou de sa
sœur défunte. « Grâce à la cicatrice, quand l’esprit de l’enfant défunt arrive,
il ne va plus reconnaître son frère ou sa sœur qui lui a succédé. De ce fait,
il ne lui tiendra plus compagnie au point de l’amener dans l’au-delà jouer avec
lui », explique Richard Plagbéto, le seul Abikunon dans la région d’Abomey.
Lambert
Dossou-Yovo, prêtre Abiku à Ouidah, précise que la cicatrice est dénommée
‘’kôla’’. Il indique qu’en dehors de la joue gauche, il peut arriver que l’on
fasse aussi la cicatrice sur la droite, les deux joues et le front comme c’est
le cas chez lui. Il révèle être né après trois décès d’enfants. Soulignant le
caractère mystérieux des cicatrices qu’il porte, il soutient être né avec. « En
dehors des cicatrices du front, celles que je porte sur mes deux joues ne sont
l’œuvre de personne ici-bas », fait-il savoir insistant qu’il représente à lui
seul quatre personnes, c’est-à-dire ses trois frères aînés défunts et lui-même.
Il lie les cicatrices sur ses joues à celles que portaient ses frères défunts
lors de leur inhumation qui ne se fait pas de façon ordinaire. « Pour enterrer
un tel enfant, on ne met pas son corps dans un cercueil mais dans un linceul
avec des feuilles spécifiques. Puis on fait une cicatrice sur sa joue avant de
mettre la dépouille en terre », explique-t-il. Selon lui, on ne fait pas de
cérémonie mortuaire de la famille à un enfant décédé à très bas âge. « C’est un
interdit», soutient-il. « Ainsi, lorsque la mère de l’enfant mettra au monde un
autre enfant, ce dernier naît avec une cicatrice », démontre Lambert
Dossou-Yovo. Et dans son cas, poursuit-il, ses parents ont perdu trois garçons
avant sa naissance et dont il porterait les cicatrices en venant au monde.
En
dehors de la cicatrice, on parle aussi de la cérémonie des cerceaux sonnants
appelés Tchawolo. Ce dispositif a la
même fonction protectrice que la cicatrice.
Il s’agit de deux cerceaux que le prêtre Abiku fait porter à l’enfant
vivant à ses chevilles, et qui éloignent de lui l’esprit de mort, selon tous
les prêtres Abiku. Dans leurs explications, ils soutiennent qu’au son produit
par le mouvement des billes disposées à l’intérieur de chaque cerceau, l’enfant
mort ou l’esprit de mort fuit l’enfant vivant. Chez baba-ègbè Sikè, les
cerceaux passent cinq jours aux pieds du candidat aux rituels avant d’être
retirés.
Chaque
prêtre Abiku a son organisation pour l’année. Il s’agit des cérémonies
annuelles organisées en l’honneur des Abiku. A Agbessikpè, Baba-ègbè Agbé
explique que chaque année, à l’apparition de l’igname, on offre de l’igname
pilée aux divinités Abiku. « Ce n’est pas dans des assiettes que l’on sert
l’igname pilée. C’est dans le mortier ayant servi à piler l’igname que cela se
mange avec de la sauce », clarifie-t-il.
Quant
à Lambert Dossou-Yovo, c’est à Pâques qu’il organise des cérémonies annuelles
pour ses adeptes Abiku.
Les rituels des cerceaux et de la cicatrice débouchent sur le choix d’un prénom spécial à porter par l’enfant Abiku. Ce prénom ne lui est pas attribué au hasard. Ici, intervient le Fâ. « C’est par la consultation de l’oracle que se révèle le prénom de l’enfant », éclaire Richard Plagbéto, qui dit avoir commencé à exercer cette fonction depuis la classe de CM2. A titre illustratif, il mentionne Manlomon, Alaba, Dohou (Idohou en Yoruba), Akpéni, Agbannan, Aïdo, Dénakpo, Dénablè, Délali, Akpéissa…Selon feu professeur Félix Iroko, dans un documentaire sur la question, ces prénoms «donnés sont soit dépréciatifs, soit significatifs pour empêcher les enfants Abiku de mourir ». « Manlomon d’origine yoruba signifie tu es arrivé, ne pars plus », clarifie-t-il, ajoutant qu’en milieu Aïzo, il lui est arrivé de tomber sur le prénom Gbô qui signifie cabri.
Les effets des rituels
Dame
Clémence A., secrétaire dans une structure publique à Cotonou, la cinquantaine,
a accompli ces rituels qui lui ont fait du bien. A l’en croire, à un moment
donné de sa vie, elle a eu à faire de façon persistante des rêves bizarres dans
lesquels un bel homme lui faisait des avances. Puis grâce au Fâ, il lui a été
révélé qu’elle est Abiku, ce qu’elle a toujours ignoré jusque-là. Mais du
retour de chez le bokônon, elle en a informé ses parents qui lui ont confirmé
qu’avant sa naissance, sa mère avait connu une fausse couche. Ce qu’ils ont
négligé jusqu’à oublier de lui faire les cérémonies d’Abiku. Ainsi, les parents
lui ont conseillé d’accomplir les rituels demandés. « Depuis que les cérémonies
ont été faites, les rêves bizarres ont cessé et tout va mieux pour moi»,
reconnait-elle. Mieux encore, elle note d’autres bienfaits des cérémonies. «
C’est surtout du côté de mon humeur que j’ai eu un grand changement positif.
Sinon, avant quand je suis en colère, j’ai envie de tout détruire et même de
blesser les gens avec qui je suis en palabre et de faire couler leur sang. Mais
aujourd’hui, tout se passe bien et mon entourage même est parfois surpris de me
voir sans réaction violente devant des situations qui, pourtant, le méritent »,
témoigne-t-elle toute souriante.
La
stabilité conjugale, le succès professionnel, la réussite sociale sont autant
de retombées. Joël D. en est une preuve. A l’en croire, sur le plan
professionnel, il avait des difficultés monstres et a couru partout sans
succès. « Il a fallu, assure-t-il, accomplir les rituels d’Abiku pour que les
choses se stabilisent pour moi sur le plan professionnel ».
Pour
dame Alice F. qui a connu un premier mariage marqué par des difficultés, ce
n’est que grâce aux cérémonies Abiku que sa vie a été délivrée des déceptions
qui se succédaient.
Les
prêtres Abiku se sentent fiers d’avoir permis à « leurs patients» de retrouver
le sourire et de voir leur vie stabilisée après les rituels. Des patients qui
viennent non pas seulement du Bénin mais d’autres pays d’Afrique, voire
d’Europe. Baba-ègbè Sikè assure avoir reçu une Française qui a été orientée
vers lui pour les rituels Abiku. Preuve, selon lui, que le phénomène est
universel.
Les masques sacrés d’Abiku
Selon
feu professeur Félix Iroko, les masques ne sont pas si répandus. Si les masques
sacrés n’existent pas chez Richard Plagbéto à Agbangnizoun, ils font partie des
rituels chez les nagots ou yoruba à Ouidah et environs. Dans cette zone, l’on
assiste à des manifestations faites d’animations publiques au cours desquelles
les masques sortent et dansent le rythme gbon joué pour les egungun. On en
distingue deux types de masques selon le sexe : les mâles et les femelles. Les
abiku femmes sont toujours habillées comme des humains vivants alors que les
abiku mâles arborent des accoutrements sous forme d’ombrelle en pièce unique.
L’autre caractéristique, c’est que les femmes se déplacent en marchant
normalement tandis que les hommes rampent presque. Sans pouvoir expliquer
pourquoi c’est ainsi, les dignitaires font seulement savoir que c’est un
mystère transmis de génération en génération. Donc, c’est « inexplicable »,
selon eux. A la différence des egungun dont les animations peuvent se faire
loin des couvents originels, celles en l’honneur des abiku se font toujours à
proximité de leurs forêts sacrées.
Au-delà
de tout, la vie des abiku n’est pas facile. Elle est balisée par des interdits
prescrits par le Fâ et qu’ils sont tenus de respecter toute leur vie. Ces
interdits sont d’ordre alimentaire, vestimentaire et comportemental.