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Rituels et cérémonies d’Abiku dans le Sud Bénin: Un antidote traditionnel contre la mortalité infantile

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La forêt sacrée Abiku de Baba-ègbè Avalou Dossou-Yovo à Ouidah La forêt sacrée Abiku de Baba-ègbè Avalou Dossou-Yovo à Ouidah

Les morts successives d’enfants (Djiku) dans un foyer ne sont pas anodines. Elles sont l’expression de l’esprit Abiku généré par le Djiku, dans certains milieux du Sud Bénin. Face à ce phénomène, les gardiens de la tradition disposent d’une solution faite de rituels et de cérémonies destinés à stopper la saignée et à stabiliser la vie des survivants de la famille. Incursion dans l’univers mystérieux d’Abiku.

Par   Alain ALLABI, le 06 mai 2025 à 08h12 Durée 5 min.
#culture

Les morts successives d’enfants dans un foyer sont révélatrices, dans certains milieux du Sud du Bénin, de l’esprit Abiku. La tradition a en effet mis en place des remèdes mystico-spirituels pour mettre fin à cette série de décès et stabiliser la vie des survivants. 

Un concept que Richard Plagbéto, abikunon (prêtre Abiku) à Agbangnizoun, clarifie. Un enfant premier-né n’est jamais Abiku, excepté le cas où il naît après un avortement. Ainsi, est appelé Abiku l’enfant venu au monde immédiatement après un ou des avortements provoqués ou naturels, un mort-né ou un enfant décédé à bas âge.

« On parle d’Abiku dans le cas des enfants du même père et de la mère et jamais de pères ou de mères différents », insiste pour sa part Bernardin Sikè, baba ègbè Sikè à Ouidah.

A ce niveau, le prêtre abiku Richard Plagbéto note qu’en réalité, l’enfant survivant au décès de son aîné immédiat n’est personne d’autre que cet enfant défunt revenu à la vie par une nouvelle naissance mais qui pourrait ou voudrait encore retourner à la mort si rien n’est fait pour le maintenir parmi les vivants. 

Pour sa part, Olowo Santos Adéogoun, baba ègbè Santos à Kpomassè, confond le djiku avec le abiku. Il précise que c’est « le djiku qui est abiku». Autrement dit, c’est en cas de mort d’enfants que l’on parle d’abiku. « C’est celui qui était décédé qui a écarquillé les yeux sur son jeune frère ou sa jeune sœur pour qu’il (ou elle) le rejoigne dans l’au-delà », explique-t-il. Ce phénomène de ‘’djiku’’ n’est pas que béninois et africain. Il est universel, soutient Bernardin Sikè qui fait savoir comme son homologue Richard Plagbéto que des Européens ayant connu des morts d’enfants viennent aussi solliciter leurs services pour sauver la vie de leurs enfants survivants.

Lambert Dossou-Yovo, baba ègbè Avalou, qui reçoit aussi des expatriés pour des cérémonies, confirme cette assertion. Selon lui, partout où il y a mort d’enfants, on doit parler d’abiku.

Pour Feu Prof Félix Iroko, « Abiku est intimement lié à la mortalité infantile ». Le mot ‘’abiku’’, souligne-t-il, est typiquement yoruba et signifie « l’enfant qui naît et qui meurt ». 

Djiku n’est pas abiku 

Mais Gaston Agbé, dit baba ègbè Agbé, prêtre abiku, résidant à Agbessikpè, un village de Ouidah, ne partage pas cette acception. Il apporte quelques nuances et prend le contrepied de ses confrères. Il soutient que tous les djiku ne donnent pas lieu à abiku. Dans sa définition, Gaston Agbé exclut le djiku du champ d’abiku. La condition est le caractère sexuel. Pour que l’on parle d’abiku, il faut que l’enfant qui naît après le décès de son aîné soit du même sexe que lui. Car abiku, « c’est l’enfant défunt qui est revenu », argumente-t-il. Ainsi, si l’enfant décédé était de sexe féminin, il faudrait que l’enfant survivant qui vient immédiatement après lui soit aussi du même sexe. Dans le cas contraire, retient-il, on parlera plutôt de djiku.

Toutefois, il fait savoir que, dans le cas du « djiku » aussi, des cérémonies se font pour éviter que l’enfant en question meure ». Et s’il s’agit d’une fausse couche ou d’un avortement provoqué, note-t-il, la détermination du sexe se fait par la consultation du Fâ. Ce qui permet d’établir si l’enfant survivant est abiku ou non, précise Gaston Agbé.

En dehors de la correspondance sexuelle, Gaston Agbé identifie une deuxième condition. Il s’agit de la mère. Selon lui, c’est par rapport à la mère que l’on détermine l’existence d’Abiku. « C’est la femme qui porte la grossesse et jamais l’homme », souligne-t-il. Dans cette logique, il soutient que l’enfant venu immédiatement au monde après le décès de sa sœur ou de son frère aîné immédiat, ou un avortement naturel ou non, sera considéré comme Abiku même s’il n’est pas du même père. Ce qui importe, c’est que ces enfants soient de la même mère, insiste-t-il.     

Les perturbations dues à l’esprit Abiku

En dehors des pertes d’enfants qui frappent les parents, l’esprit Abiku se manifeste aussi par divers autres blocages et perturbations sur les plans professionnel, social, financier et autres dans la vie de l’enfant survivant. A ce sujet, Baba ègbè Santos indique que l’individu concerné par ce phénomène et qui n’accomplit pas les rituels requis peut enregistrer des bizarreries dans sa vie. Entre autres, il pourrait subir des pertes mystérieuses d’argent, l’incapacité de se marier, des difficultés à trouver du travail ou à évoluer sur le plan professionnel. Parfois, l’intéressé peut avoir la tendance irrésistible à la violence, à poser des actes répréhensibles tels que le vol, le vandalisme sans pouvoir se maîtriser. C’est le cas de dame Clémence, qui reconnaît avoir été victime de l’esprit Abiku qui se manifestait par un accès de colère inexplicable à son niveau. « Avant, quand je suis en colère, j’ai envie de tout détruire et même de blesser les gens avec qui je suis en palabre et de faire couler leur sang », se souvient-elle.

Ainsi, souligne Lambert Dossou-Yovo, baba ègbè Avalou à Ouidah, l’esprit abiku peut laisser l’enfant grandir jusqu’à l’âge de 10 ans avant de commencer à se signaler et en deux semaines détruire les réalisations faites depuis plusieurs années par les parents. « L’enfant sera malade et sa situation obligera les parents à vendre leurs biens à la limite de la ruine et parfois même, les choses mettent du temps à se stabiliser », révèle-t-il. Selon lui, « cette situation va durer jusqu’au moment où l’intéressé aura accompli le rituel adéquat ».

Rituels et choix du prénom

Deux rituels principaux sont prévus par les chefs du culte Abiku pour empêcher la mort du nouveau-né après le décès de son prédécesseur. Il s’agit, selon les dignitaires d’Abiku, de la cicatrice et des cerceaux connus sous l’appellation Tchawolo. Ces cerceaux, explique Gaston Agbé, un prêtre abiku résidant à Agbéssikpè, représentent la divinité Abiku elle-même.

Pour éviter que le ‘’djiku’’ (perte d’enfants) se répète, explique Olowo Santos Adéogoun, dès la naissance du nouveau-né, les parents doivent faire diligence pour l’amener chez le prêtre du culte Abiku désigné sous l’appellation Baba-Egbè en milieu yoruba et Abikunon en milieu fon. Une fois l’enfant présenté au spécialiste d’Abiku, ce dernier prescrit aux parents ce qu’il faut faire avec à la clé la liste des ingrédients à acheter. Ainsi, lors des cérémonies, le Baba-Egbè réalise une entaille sur la joue gauche de l’enfant pour le protéger de la mort prématurée. 

Pour Baba-ègbè Sikè le phénomène Abiku est universel

De manière générale, les prêtres Abiku font savoir que la cicatrice ne se fait que sur la joue gauche. Elle consiste à réaliser une entaille sur cette joue et à y appliquer une poudre spéciale. Celle-ci a pour fonction de protéger l’enfant vivant ou survivant de la compagnie malfaisante de son frère défunt ou de sa sœur défunte. « Grâce à la cicatrice, quand l’esprit de l’enfant défunt arrive, il ne va plus reconnaître son frère ou sa sœur qui lui a succédé. De ce fait, il ne lui tiendra plus compagnie au point de l’amener dans l’au-delà jouer avec lui », explique Richard Plagbéto, le seul Abikunon dans la région d’Abomey.

Lambert Dossou-Yovo, prêtre Abiku à Ouidah, précise que la cicatrice est dénommée ‘’kôla’’. Il indique qu’en dehors de la joue gauche, il peut arriver que l’on fasse aussi la cicatrice sur la droite, les deux joues et le front comme c’est le cas chez lui. Il révèle être né après trois décès d’enfants. Soulignant le caractère mystérieux des cicatrices qu’il porte, il soutient être né avec. « En dehors des cicatrices du front, celles que je porte sur mes deux joues ne sont l’œuvre de personne ici-bas », fait-il savoir insistant qu’il représente à lui seul quatre personnes, c’est-à-dire ses trois frères aînés défunts et lui-même. Il lie les cicatrices sur ses joues à celles que portaient ses frères défunts lors de leur inhumation qui ne se fait pas de façon ordinaire. « Pour enterrer un tel enfant, on ne met pas son corps dans un cercueil mais dans un linceul avec des feuilles spécifiques. Puis on fait une cicatrice sur sa joue avant de mettre la dépouille en terre », explique-t-il. Selon lui, on ne fait pas de cérémonie mortuaire de la famille à un enfant décédé à très bas âge. « C’est un interdit», soutient-il. « Ainsi, lorsque la mère de l’enfant mettra au monde un autre enfant, ce dernier naît avec une cicatrice », démontre Lambert Dossou-Yovo. Et dans son cas, poursuit-il, ses parents ont perdu trois garçons avant sa naissance et dont il porterait les cicatrices en venant au monde.

En dehors de la cicatrice, on parle aussi de la cérémonie des cerceaux sonnants appelés Tchawolo.  Ce dispositif a la même fonction protectrice que la cicatrice.  Il s’agit de deux cerceaux que le prêtre Abiku fait porter à l’enfant vivant à ses chevilles, et qui éloignent de lui l’esprit de mort, selon tous les prêtres Abiku. Dans leurs explications, ils soutiennent qu’au son produit par le mouvement des billes disposées à l’intérieur de chaque cerceau, l’enfant mort ou l’esprit de mort fuit l’enfant vivant. Chez baba-ègbè Sikè, les cerceaux passent cinq jours aux pieds du candidat aux rituels avant d’être retirés.

Chaque prêtre Abiku a son organisation pour l’année. Il s’agit des cérémonies annuelles organisées en l’honneur des Abiku. A Agbessikpè, Baba-ègbè Agbé explique que chaque année, à l’apparition de l’igname, on offre de l’igname pilée aux divinités Abiku. « Ce n’est pas dans des assiettes que l’on sert l’igname pilée. C’est dans le mortier ayant servi à piler l’igname que cela se mange avec de la sauce », clarifie-t-il.

Quant à Lambert Dossou-Yovo, c’est à Pâques qu’il organise des cérémonies annuelles pour ses adeptes Abiku.

Les rituels des cerceaux et de la cicatrice débouchent sur le choix d’un prénom spécial à porter par l’enfant Abiku. Ce prénom ne lui est pas attribué au hasard. Ici, intervient le Fâ. « C’est par la consultation de l’oracle que se révèle le prénom de l’enfant », éclaire Richard Plagbéto, qui dit avoir commencé à exercer cette fonction depuis la classe de CM2. A titre illustratif, il mentionne Manlomon, Alaba, Dohou (Idohou en Yoruba), Akpéni, Agbannan, Aïdo, Dénakpo, Dénablè, Délali, Akpéissa…Selon feu professeur Félix Iroko, dans un documentaire sur la question, ces prénoms «donnés sont soit dépréciatifs, soit significatifs pour empêcher les enfants Abiku de mourir ». « Manlomon d’origine yoruba signifie tu es arrivé, ne pars plus », clarifie-t-il, ajoutant qu’en milieu Aïzo, il lui est arrivé de tomber sur le prénom Gbô qui signifie cabri.  

Les effets des rituels

Dame Clémence A., secrétaire dans une structure publique à Cotonou, la cinquantaine, a accompli ces rituels qui lui ont fait du bien. A l’en croire, à un moment donné de sa vie, elle a eu à faire de façon persistante des rêves bizarres dans lesquels un bel homme lui faisait des avances. Puis grâce au Fâ, il lui a été révélé qu’elle est Abiku, ce qu’elle a toujours ignoré jusque-là. Mais du retour de chez le bokônon, elle en a informé ses parents qui lui ont confirmé qu’avant sa naissance, sa mère avait connu une fausse couche. Ce qu’ils ont négligé jusqu’à oublier de lui faire les cérémonies d’Abiku. Ainsi, les parents lui ont conseillé d’accomplir les rituels demandés. « Depuis que les cérémonies ont été faites, les rêves bizarres ont cessé et tout va mieux pour moi», reconnait-elle. Mieux encore, elle note d’autres bienfaits des cérémonies. « C’est surtout du côté de mon humeur que j’ai eu un grand changement positif. Sinon, avant quand je suis en colère, j’ai envie de tout détruire et même de blesser les gens avec qui je suis en palabre et de faire couler leur sang. Mais aujourd’hui, tout se passe bien et mon entourage même est parfois surpris de me voir sans réaction violente devant des situations qui, pourtant, le méritent », témoigne-t-elle toute souriante.

La stabilité conjugale, le succès professionnel, la réussite sociale sont autant de retombées. Joël D. en est une preuve. A l’en croire, sur le plan professionnel, il avait des difficultés monstres et a couru partout sans succès. « Il a fallu, assure-t-il, accomplir les rituels d’Abiku pour que les choses se stabilisent pour moi sur le plan professionnel ».

Pour dame Alice F. qui a connu un premier mariage marqué par des difficultés, ce n’est que grâce aux cérémonies Abiku que sa vie a été délivrée des déceptions qui se succédaient.

Les prêtres Abiku se sentent fiers d’avoir permis à « leurs patients» de retrouver le sourire et de voir leur vie stabilisée après les rituels. Des patients qui viennent non pas seulement du Bénin mais d’autres pays d’Afrique, voire d’Europe. Baba-ègbè Sikè assure avoir reçu une Française qui a été orientée vers lui pour les rituels Abiku. Preuve, selon lui, que le phénomène est universel. 

Les masques sacrés d’Abiku

Selon feu professeur Félix Iroko, les masques ne sont pas si répandus. Si les masques sacrés n’existent pas chez Richard Plagbéto à Agbangnizoun, ils font partie des rituels chez les nagots ou yoruba à Ouidah et environs. Dans cette zone, l’on assiste à des manifestations faites d’animations publiques au cours desquelles les masques sortent et dansent le rythme gbon joué pour les egungun. On en distingue deux types de masques selon le sexe : les mâles et les femelles. Les abiku femmes sont toujours habillées comme des humains vivants alors que les abiku mâles arborent des accoutrements sous forme d’ombrelle en pièce unique. L’autre caractéristique, c’est que les femmes se déplacent en marchant normalement tandis que les hommes rampent presque. Sans pouvoir expliquer pourquoi c’est ainsi, les dignitaires font seulement savoir que c’est un mystère transmis de génération en génération. Donc, c’est « inexplicable », selon eux. A la différence des egungun dont les animations peuvent se faire loin des couvents originels, celles en l’honneur des abiku se font toujours à proximité de leurs forêts sacrées.

Au-delà de tout, la vie des abiku n’est pas facile. Elle est balisée par des interdits prescrits par le Fâ et qu’ils sont tenus de respecter toute leur vie. Ces interdits sont d’ordre alimentaire, vestimentaire et comportemental.