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Change manuel au Bénin: Cambistes et challengés !

Economie
L'informel aura imposé sa loi aux structures formalisées de change L'informel aura imposé sa loi aux structures formalisées de change

L’activité du change manuel au Bénin met aux prises deux catégories d’acteurs aux intérêts divergents, dans un environnement socio-économique où la règlementation et la régulation peinent à répondre aux attentes des deux parties.

Par   Par Arnaud DOUMANHOUN, le 22 août 2025 à 14h17 Durée 1 min.
#Change manuel au Bénin

Douze millions de francs Cfa partis en fumée ! Dame Anita (nom d’emprunt) ne sait où donner de la tête, et se rabat sur le commissariat du marché Dantokpa de Cotonou, lieu où elle exerce son activité de change manuel, en marge de la règlementation. De source policière, l’on apprend, ce samedi 4 mai 2024, que des individus se sont présentés à son stand avec des dizaines de billets de 1000 dollars, glissant dans le lot, des billets de 100. « Elle s’est fait avoir. Elle a enregistré une perte de 12 millions de francs Cfa, parce qu’elle croyait toujours décompter des billets de 1000 dollars alors qu’il y en avait de 100. Nous avons effectué une descente à l’hôtel abritant les fraudeurs, selon les informations qu’ils lui ont communiquées, et c’était une fausse adresse », a confié sous anonymat, l’agent de police. Se faire déposséder de ses avoirs dans ce secteur du change manuel, fait d’achats et ventes de devises, prédominé par l’informel, est un risque quasi quotidien.


...soutenu face à une demande de plus en plus pressante

Pourtant, au niveau des zones frontalières entre le Bénin et le Nigéria, c’est l’une des activités les plus prisées, en raison des transits de marchandises et/ou des voyages d’affaires. Une table et une chaise posées sous un parasol, quelques calculatrices et machines de transfert, et le bureau de change est installé. Devant son installation, Marc Niyi Falana, la quarantaine, une légère barbe au menton, tout de blanc vêtu, accueille la clientèle qui vient au compte-gouttes. A côté de lui, de part et d’autre de la double voie qui mène au barrage de la Police républicaine, situé à une centaine de mètres du poste de contrôle juxtaposé de la frontière nigériane à Sèmè-Kraké, sont alignés des dizaines de cambistes qui prolongent le marché consacré exclusivement à cette activité à la gare routière de la localité.


La sécurisation des transations financières préoccupent les acteurs

« Il y a des risques que nous courons dans cette activité. Mais, nous n’avons pas le choix. En 2019, Dieu m’a sauvé. Les braqueurs sont passés cinq fois me manquer à la maison», confie Marc Niyi Falana. Fort heureusement, dans ce secteur informel, la Police républicaine s’investit dans la sécurité des acteurs et par ricochet des populations. Les heures d’ouverture et de fermeture pour l’exercice de cette activité sont règlementées à savoir de sept heures à dix-neuf heures, pour limiter les risques auxquels s’exposent ces acteurs qui manipulent l’argent en plein air. « Il y a six ans, nous avons subi un braquage. Des hommes fortement armés sont venus opérer en plein jour et ont emporté des millions. Heureusement, il n’y a pas eu de pertes en vie humaine. Il faut être vraiment prudent dans cette activité. Assurer sa propre sécurité, en étant respectueux déjà des heures fixées », renseigne Jean Baptiste Totin, secrétaire général de l’Association des cambistes à la frontière Owodé, arrondissement de Tohouè, commune de Sèmè-Podji. 

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Un secteur règlementé


Les acteurs du secteur formel disposant d’un cadre plus adéquat, d’un personnel aguerri et des machines de contrôle, sont moins exposés aux aléas et autres menaces.

Cette quête permanente de sécurité dans l’informel est à juste titre, l’une des conséquences du non-respect des dispositions du règlement n°09/2010/Cm/Uemoa, du 1er octobre 2010 relatif aux relations financières extérieures des Etats membres de l’Union économique et monétaire ouest-africaine (Uemoa). Un dispositif enrichi par la décision n°397/12/2010 du 06 décembre 2010 portant règles, instruments et procédures de mise en œuvre de la politique monétaire et de crédit de la Bceao, qui fixe en son annexe, les conditions de taux et de commissions sur les opérations de change manuel entre le franc Cfa et l'euro. L’activité de change manuel est également régie par la loi n° 2018-17 du 25 juillet 2018 relative à la lutte contre le blanchiment de capitaux et le financement du terrorisme en République du Bénin, modifiée par la loi n° 2020-25 du 02 septembre 2020.

Conformément aux dispositions réglementaires, les personnes physiques ou morales sollicitant l’agrément de change manuel, et justifiant de ressources financières minimales ou d’un capital social minimum, déposent un dossier de demande d'agrément auprès de la Bceao, qui instruit le dossier et transmet son avis au ministre chargé des Finances. Le retrait de cet agrément est prononcé par arrêté du ministre chargé des Finances, après avis conforme de la Bceao. Un processus exigeant au regard de la matière à manipuler.

Et les personnes agréées sont tenues au strict respect des obligations qui leur incombent, conformément à la réglementation en vigueur. Ces obligations portent notamment sur les conditions de délivrance des allocations en devises ; l'information due à la clientèle et aux autorités de contrôle; la transmission des relevés trimestriels ; la vigilance par rapport aux clients et aux bénéficiaires des fonds ; la déclaration à la Cellule nationale de traitement des informations financières (Centif) de toute opération suspecte. 

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Un contrôle permanent


« Les agréés de change manuel sont tenus d'élaborer, à la fin de chaque trimestre, un compte rendu de leurs opérations de reprise et de délivrance de devises effectuées durant le trimestre considéré. Ce document est adressé, au plus tard dix jours après la fin du trimestre de référence, à la Bceao et à la direction chargée des Finances extérieures du ministère de l’Economie et des Finances », a indiqué le service des études et de la statistique de la Bceao. La Banque et le ministère chargé des Finances sont les deux structures qui assurent la supervision et le contrôle de l’activité de change manuel dans chaque pays de l’Uemoa. Au Bénin, « la Bceao assure un contrôle quotidien des bureaux de change, avec des vérifications inopinées chaque mois dans les bureaux de change. Chaque année, le ministère chargé des Finances et la Bceao organisent un contrôle conjoint dans tous les bureaux de change », renseigne Fructueux Auguste S. Deguenonvo de la Bceao. Les contrôles s'assurent de ce que l’activité est exercée conformément à la réglementation des relations financières extérieures des Etats membres de l’Uemoa.


Le secteur du change manuel se développe à un rythme...

Si au mois de décembre 2021, lors de la 3e édition de la séance de sensibilisation des agréés de change manuel, Clément Aziagnikouda, directeur des Affaires monétaires et financières du ministère de l’Economie et des Finances, relevait l’accroissement d’année en année de l’effectif des agréés de change manuel, dont le nombre était à 106, le service des études et de la statistique de la Bceao renseigne qu’à partir des relevés trimestriels d’opérations communiqués par lesdites structures, la Banque tient des statistiques sur les achats et ventes de devises par les agréés de change manuel et élabore un rapport trimestriel interne de suivi de cette activité. A fin décembre 2023, le Bénin compte  quatre-vingt-et-un agréés de change manuel en activité.

Une régression en raison des difficultés auxquelles sont confrontés les acteurs, sauf que ces chiffres sont bien loin de ceux du secteur informel. A la frontière de Sèmè-Kraké, ces opérateurs se comptent par centaines, et opèrent en violation de toute règlementation, livrant une concurrence déloyale aux agences agréées, qui plaident pour une révision de la règlementation en vigueur afin de voir les seuils progresser. « Aller vers l’agrément, c’est une bonne chose, mais il faut être un vrai commerçant pour se formaliser. Il n’y a pas une grosse activité au niveau de cette frontière», se défend le secrétaire général de l’Association des cambistes à la frontière Owodé. Selon la Bceao, l’informel dans le secteur du change manuel constitue une concurrence déloyale au secteur formel et est associé à des pertes de recettes fiscales pour l’Etat. Il fait peser sur les Etats des risques de blanchiment de capitaux et de financement du terrorisme et de sorties illicites de devises, qui impacteraient négativement le pool commun de devises de l’Union servant aux paiements extérieurs des Etats, des opérateurs économiques et des particuliers. « Cette activité exercée dans l’informel peut donc avoir une incidence négative sur la stabilité extérieure des Etats de l’Uemoa », fait savoir le service des Etudes et de la Statistique de la Bceao.

L’informel s’accroit à un rythme soutenu, dans un système ou le flambeau se transmet, soit de génération en génération, soit selon un mode d’apprentissage propre aux acteurs, sans doute inconnu de la Bceao. 

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Cambiste, un métier à part entière

 

« J’ai appris le métier. J’ai payé les frais de formation et celle-ci a duré trois ans. Aujourd’hui, ce n’est plus le cas... », confie Moïbi Nouroudine, un cambiste exerçant à la frontière de Illara, située à une vingtaine de kilomètres du centre-ville de la commune de Kétou. Selon ses dires, il ne vit que de cette activité depuis 2004, même s'il déplore la chute dans ce secteur, et la saturation par le marché informel. Quant à Agnès Akodjènou, la cinquantaine, exerçant l’activité de change manuel à la frontière Owodé, dans l’arrondissement de Tohouè, commune de Sèmè-Podji, elle opère dans le secteur depuis 25 ans : « C’était une activité exercée par mes tantes. Je m’y suis investie dès que j’ai abandonné les classes. Grâce à cette activité, nous habitons dans notre propre maison et avons instruit nos enfants », se flatte-t-elle.

Le secteur du change manuel se développe à un rythme soutenu, selon une organisation interne aux acteurs. A la frontière Owodé, avant de s’installer pour mener son activité, il faut formuler une demande au bureau de l’Association des cambistes, et espérer son avis favorable. Le bureau mène une enquête de moralité sur l’auteur de la demande, « parce que nous n’acceptons pas les voleurs, les brigands, les violents », a confié Jean Baptiste Totin, son secrétaire général. Un avis favorable est donné aux personnes de bonne moralité, faisant preuve de responsabilité. Pas d’exigence sur le capital. « Ça dépend de la capacité de chacun. Même avec deux cent mille francs cfa, tu peux démarrer cette activité. Moi, je m’y suis engagé avec la somme de trois cent mille francs Cfa», renseigne Jean Baptiste Totin. Le regard est plus bienveillant à l’endroit des plus jeunes initiés par leurs géniteurs et qui, à défaut d’un emploi à même de leur permettre de subvenir à leurs besoins, prennent le relai. 

Soif de structures bancaires

 

Dans la pratique du change manuel, l’absence de structures bancaires notamment au niveau des frontières terrestres entre le Bénin et le Nigéria, est un vide ressenti aussi bien par les usagers que ces commerçants, qui occupent une place non moins importante dans le système financier. Grâce à une coopération avec des banques nigérianes, de l’autre côté de la frontière, ces  "intermédiaires financiers" développent leurs activités. En effet, bien qu’ils soient dans l’informel, les cambistes facilitent les échanges commerciaux qui nécessitent des transactions financières entre des pays utilisant des monnaies différentes. « Nous faisons les échanges du naira en FCfa en fonction du taux. Nous avons des groupes qui nous permettent de connaître les taux. Comme nous sommes à la frontière, le cash est plus présent. Nous faisons des opérations d’environ 1 million, voire 2 millions. Au delà, les clients préfèrent les transferts électroniques via les machines», confie Kouami Michel, la quarantaine, l’un des rares cambistes à la frontière Kakor, à 55 km de Parakou. Avec un gain journalier de 5000 F, Kouami Michel assure ses besoins vitaux et ceux de sa famille.

La prise en compte des préoccupations de ces acteurs, pourrait amerner à réorganiser le secteur et permettre à l’Etat de mieux contrôler les flux financiers sur son territoire, selon les règlementations de la Bceao, et par ricochet prévenir le blanchiment de capitaux à des fins de financement du terrorisme. Sinon, une reconversion de cet effectif de cambistes serait un grand challenge à relever. L’activité nourrit des centaines de personnes sur l’ensemble du territoire, mais surtout le long des frontières avec le Nigéria, où elle s’impose en raison du commerce interpays. « C’est un bon travail. J’ai acheté plusieurs parcelles grâce à cette activité. Si tu es sérieux, tu feras pas mal de transactions par jour. Pour mon gain journalier, je prie Dieu de trouver au moins 10 000 F Cfa ou 20 000 F Cfa», a indiqué Niyi Marc Falana, cambiste à Sèmè-Kraké, qui regrette l’absence de structures bancaires à ce poste frontalier. « Le Nigéria nous a facilité la tâche à travers les transactions en ligne. Ces transactions nous permettent d’être mieux en sécurité. Si je viens avec

100 000 francs Cfa au boulot, je peux effectuer des transactions jusqu’à 20 millions au cours de la journée et rentrer avec 100 mille de bénéfice. Ces opérations se font à travers des machines que les banques nigérianes mettent à notre disposition », explique Niyi Marc Falana. Ces acteurs formulent ainsi le vœu de voir des réformes s’opérer afin de faciliter les transactions avec des banques installées au Bénin.

« Je souhaite que l’Etat nous accompagne. Nous voudrions avoir une banque à côté ou une microfinance qui pourrait nous aider dans cette activité de change manuel », a-t-il ajouté. Ainsi, à côté des intermédiaires agréés qui réalisent le change manuel dans la légalité, il y a des opérateurs informels, présents dans les marchés et aux postes frontaliers, qui offrent des services de change aux populations, et ces dernières années, la direction générale du Trésor et de la Comptabilité publique (Dgtcp) a organisé avec la Bceao plusieurs sensibilisations à leur endroit afin de leur rappeler les dispositions réglementaires qui encadrent l’exercice de l’activité.

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Agréées mais... 

Dans ce mileu où les transactions financières se mènent à grande échelle, les acteurs du secteur formel font également face à de grosses difficultés. En décembre 2021, Didier Noukpo, représentant de la direction nationale de la Bceao lors de la 3e édition de la séance de sensibilisation des agréés de change manuel, a souligné que les résultats issus du dernier contrôle annuel organisé par les services du ministère de l’Economie et des Finances, en collaboration avec son institution, ont révélé le non-respect par certains agréés de change des obligations qui sont les leurs. Il s’agit entre autres, au nombre des irrégularités relevées, de la vente de devise au-delà du seuil réglementaire; l’absence de documents comptables ; la mauvaise tenue des registres; le défaut d’information à la clientèle au guichet; la non-transmission des états périodiques; l’indisponibilité des bordereaux d’achat et de vente de devises régulièrement remplis ; la fermeture des locaux de certains bureaux de change sans avoir préalablement informé les autorités compétentes; l’impossibilité d’effectuer la visite annuelle dans certains bureaux de change manuel pour des raisons de fermeture provisoire. Des irrégularités qui justifient les actions de sensibilisation mais qui, au-delà, appellent des réformes profondes dans le secteur, à partir de la prise en compte des préoccupations des acteurs. Le service des études et de la statistique de la Bceao assure que le Règlement N°09/2010/Cm/Uemoa du 1er octobre 2010, plus précisément les Instructions 4, 5 et 6, qui régissent l’activité du change manuel au sein de l’Uemoa, est en cours de révision

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