La Nation Bénin...

Dr Julien C. Hounkpè, spécialiste du numérique: « Sans cadre fiscal adapté, l’économie numérique appauvrira les Etats »

Economie
Dr Julien C. Hounkpè Dr Julien C. Hounkpè

Docteur en droit et spécialiste du numérique, Dr Julien C. Hounkpè analyse, dans cet entretien, les limites du système fiscal traditionnel face à l'essor de l'économie numérique. Selon lui, les stratégies d’optimisation fiscale des géants du Web fragilisent les recettes fiscales des Etats et faussent la concurrence. Il plaide pour une réforme fiscale coordonnée à l’échelle internationale pour garantir une taxation juste et adaptée aux nouvelles réalités économiques.

Par   Claude Urbain PLAGBETO, le 17 déc. 2024 à 06h42 Durée 4 min.
#système fiscal #Economie numérique

La Nation : Pourquoi la fiscalité traditionnelle est-elle inadaptée à l’économie numérique ?

Dr Julien C. Hounkpè : Le développement technologique a créé un nouveau marché, celui de l’économie numérique. Cependant, le système fiscal actuel, basé sur des concepts matériels, ne prend pas bien en compte cette réalité. La fiscalité traditionnelle repose sur des principes physiques comme l'établissement stable, qui exige une présence matérielle. Or, dans l’économie numérique, les entreprises peuvent interagir avec des clients, conclure des contrats et générer des revenus dans des territoires sans présence physique, ce qui remet en cause la territorialité de l’impôt et complique son prélèvement.

Quels sont les principaux défis que pose cette nouvelle économie ?

Le commerce numérique bouleverse les principes fiscaux traditionnels, notamment la localisation des profits, l’identification des contribuables et le contrôle des impôts. Les grandes entreprises numériques, comme les Gafam (Google, Apple, Facebook, Amazon, Microsoft), exploitent les failles des systèmes fiscaux et les disparités entre juridictions. Grâce aux économies d’échelle et aux effets de réseau, ces multinationales exercent un pouvoir considérable, se positionnant en monopoles par la diversification de leurs produits et services, l’innovation technologique mais encore par le rachat des entreprises prometteuses afin de diminuer la concurrence.

Quelles sont les stratégies d’optimisation fiscale utilisées par les géants du Web ?

L’évasion fiscale devient plus marquée avec le numérique. Les multinationales exploitent les failles légales pour délocaliser leurs bénéfices dans des pays à fiscalité avantageuse. Elles utilisent des niches fiscales et, parfois, ne facturent pas certains services de vente, ce qui leur permet de réduire la base imposable. Par exemple, les produits achetés sur iTunes sont facturés au Luxembourg avec un taux de Tva plus faible (6 %) qu'en France (20 %). De même, les prestations de régie publicitaire de Google sont facturées en Irlande pour profiter de son régime fiscal favorable.

Les prix de transfert sont également manipulés : une société dans un pays avec une fiscalité élevée sous-facture ses prestations ou surfacture ses achats à une filiale dans un pays à fiscalité plus faible pour réduire ses bénéfices et ainsi son impôt.

Quels impacts cela a-t-il sur les Etats ?

La technologie brouille les frontières et rompt le lien entre les profits et les Etats où se trouvent les consommateurs. Alors que les entreprises traditionnelles paient leur part d’impôt, les entreprises numériques, malgré leurs profits colossaux, paient peu ou pas d’impôt. Par exemple, en Europe, les entreprises traditionnelles sont imposées à 23 % en moyenne, contre 9 % pour les entreprises numériques, ce qui crée une inégalité fiscale et une concurrence déloyale.

L’optimisation fiscale intensive fausse aussi la concurrence fiscale entre les Etats. Les entreprises numériques paient des impôts dans des pays où elles réalisent peu ou pas d’activités, au détriment des Etats d’origine des revenus. En 2015, l’Ocde (Organisation de coopération et de développement économiques) estimait que l’évasion fiscale représentait entre 100 et 240 milliards de dollars par an, soit 4 à 10 % des recettes mondiales de l’impôt sur les sociétés. Pour des pays comme le Bénin, cela représente une perte importante de ressources nécessaires pour financer les services publics.

Quelles solutions sont envisagées à l'échelle internationale?

L’Ocde propose des solutions innovantes, telles que l’établissement stable virtuel, qui permet de taxer les entreprises en fonction de leur présence numérique significative, même sans localisation physique. Un consensus mondial a aussi été atteint sur un taux minimum d’imposition de 15 %, adopté en juillet 2021 par le G20 et applicable dès 2023 pour les entreprises réalisant un chiffre d’affaires mondial important. Ce taux vise à limiter la concurrence fiscale.

L’Organisation suggère également une retenue à la source sur les transactions numériques, afin d’imposer les revenus bruts et garantir une certaine neutralité fiscale. Par ailleurs, la présence numérique significative pourrait être établie par des critères comme les contrats conclus à distance, la vente de biens et services numériques, ou l’utilisation de noms de domaine, plateformes locales et moyens de paiement locaux. Les données des utilisateurs sont également un indicateur clé, car leur collecte et leur exploitation génèrent une grande partie des bénéfices des multinationales.

En 2018, la Commission européenne a proposé une taxe sur les services numériques pour promouvoir une justice fiscale et éviter des mesures unilatérales qui taxeraient les activités numériques de manière déconnectée.

Et au niveau national, que peut-on faire ? 

En Afrique, des pays comme le Nigeria, le Kenya et le Zimbabwe ont mis en place des législations pour imposer directement les opérations des entreprises numériques non résidentes. Au Bénin, une taxe sur la valeur ajoutée (Tva) spécifique pour le commerce électronique a été instaurée afin d’intégrer ces transactions dans le cadre fiscal. Selon l’article 232 du Code général des impôts (Cgi), toutes les ventes de biens et prestations de services effectuées en ligne au Bénin, qu’elles proviennent de plateformes locales ou étrangères, sont soumises à la Tva. Cela inclut aussi les commissions perçues par les opérateurs de plateformes en ligne à l’occasion de la vente des biens et services sur le territoire béninois.

Quels sont les risques si rien n’est fait ?

Si les Etats ne réagissent pas rapidement, ils risquent de voir leurs budgets affectés de manière durable. L’économie se numérise à grande vitesse, et sans cadre fiscal adapté, ils perdront non seulement les recettes des entreprises traditionnelles, mais aussi celles des entreprises numériques, qui resteront sous-imposées.

Enfin, quelles recommandations faites-vous pour l’avenir ? 

Il est essentiel d’agir rapidement et de manière coordonnée, en réformant la fiscalité pour l’adapter à l’économie numérique et en anticipant les évolutions technologiques. Cela passe par une coopération internationale renforcée pour garantir une fiscalité juste et efficace dans ce nouveau paradigme économique. Car, les solutions d’aujourd’hui risquent de devenir obsolètes demain face à l’évolution rapide des technologies et à l’essor de l’intelligence artificielle. Il est urgent d’agir avant que de nouvelles avancées technologiques ne rendent dépassées les décisions fiscales concernant le e-commerce.