La Nation Bénin...
Après avoir longtemps fait du «tout traite», en considérant presque systématiquement que tout enfant en déplacement, était victime de trafic, les structures intervenant dans la protection des enfants commencent à aborder autrement la problématique. Comme Terre des hommes, qui s’ancre désormais dans la sociologie du milieu pour comprendre que déplacement ne rime pas forcément avec traite ; et entend mettre en avant les notions comme l’accompagnement protecteur des enfants, ou les pratiques endogènes de protection. Aussi, un plaidoyer est-il engagé dans ce sens. Nous en parlons ici avec Sonia Ancellin-Panzani, directrice pays Bénin-Nigeria pour Terre des Hommes.
La Nation : Madame la directrice pays, votre institution est active dans le domaine de la protection des droits des enfants. Quelle appréciation faites-vous, de façon générale, de l’état des droits des enfants au Bénin ?
Sonia Ancellin-Panzani : Il y a sans aucun doute beaucoup de problèmes de protection de l’enfant au Bénin, mais on peut saluer un arsenal juridique de plus en plus adéquat qui se met en place. Avec notamment l’adoption de la politique nationale de protection de l’enfant, l’entrée en vigueur du nouveau Code de l’enfant. Toutefois, les défis restent importants.
En effet, nous avons noté dans nos projets et programmes beaucoup de cas de violences sur les enfants, avec une banalisation de la problématique de la violence physique. Cela nécessite donc que nous fassions beaucoup de sensibilisation, beaucoup d’efforts aussi dans nos approches. Par exemple, accentuer la mise en réseau des différents acteurs en vue de construire un système national de protection des enfants en situation difficile. Car, ce système est encore embryonnaire alors qu’on a besoin de mettre l’ensemble des professionnels de la protection, la Société civile, les acteurs communautaires en synergie avec l’enfant au centre pour pouvoir le consolider et apporter des réponses adéquates de protection pour les enfants en situation difficile. Des réponses qui se fassent en tenant compte de la situation et des besoins individualisés de chaque enfant, en l’écoutant de manière approfondie et sur la base d’un plan d’action clair, auquel il aura pleinement participé.
Qu’est-ce qui justifie le plaidoyer que vous avez récemment organisé, à l’endroit des autorités du ministère de l’Intérieur ? Et quels en sont les objectifs ?
Ce plaidoyer à l’endroit du ministère de l’Intérieur visait à sensibiliser sur le changement de l’approche qui a prévalu ces dernières années, l’approche du « tout traite » qui consistait à considérer ou à analyser tout déplacement d’enfant comme de la traite. Et donc s’il est clair qu’il faut continuer à lutter contre le fléau de la traite des enfants et à prendre en charge les enfants qui en sont victimes, la prise en compte de l’intérêt supérieur de l’enfant, qui appelle à considérer chaque cas comme unique, nécessite une étude approfondie. Pour comprendre pourquoi l’enfant se déplace, s’il a un projet, si sa famille est informée et soutient le projet, si des précautions sont prises pour le parcours, dans la zone de destination… Et puis lorsqu’on se rend compte que c’est un projet bien formé, qui peut être bénéfique pour l’enfant, l’objectif sera de chercher à réduire les risques qu’il y a sur son parcours, de chercher à mettre en lien tous les acteurs intéressés, notamment les acteurs communautaires, ce qui ne se faisait pas suffisamment jusqu’ici.
Les formes de mobilité sont multiples et nous autres, acteurs de protection ne pouvons pas seulement déployer des réponses pour des catégories bien spécifiques d’enfants en situation de mobilité pour penser répondre à la multitude des situations. Si nous prenons comme exemple les enfants réfugiés ou déplacés internes, ces derniers sont protégés dans un camp, soit à un point A, B ou C. L’idée est au-delà de ce qui existe aux points A, B ou C, de renforcer ce qui existe sur l’itinéraire de l’enfant et non de prévoir un dispositif seulement aux points de départ ou d’arrivée. Au nom du principe de non-discrimination dans la réponse de protection, même si cette protection sur le parcours est plus difficile à apporter, c’est à nous les acteurs, de nous organiser pour faire face aux réalités, d’avoir une vision pragmatique pour comprendre pourquoi les enfants se déplacent et essayer, lorsque c’est indiqué, de minimiser les risques puisque de toutes les façons, on sait que le déplacement aura lieu.
Je dois aussi mentionner, à propos de ce plaidoyer, la contribution efficace de notre partenaire pour la mise en œuvre du projet mobilité, ESAM (Enfants Solidaires d’Afrique et du Monde), et je tiens à souligner qu’il a été porté par le Conseil consultatif des enfants. Ce qui est très important pour nous car, dans cette approche, les enfants doivent avoir un rôle de premier plan dans les réponses de protection.
En clair, vous intégrez désormais à votre démarche les réalités soulevées par la Méta-analyse réalisée par des institutions de protection des enfants, dont Terre des hommes, qui met en avant les pratiques endogènes de protection des enfants… ?
C’est bien de cela qu’il s’agit quand on parle d’acteurs communautaires. Car, pour travailler avec eux, il faut bien les comprendre. D’où la nécessité de la Méta-analyse qui nous a permis de mieux connaître les pratiques endogènes de protection sur lesquelles on peut s’appuyer, qu’on peut valoriser ; c’est-à-dire la réponse de protection pour cette catégorie si particulière et si vaste que constituent les enfants en situation de mobilité. Il s’agit donc au total de bien comprendre leur perception des droits des enfants, de la protection de l’enfant, ce qu’ils ont à disposition et renforcer leurs moyens, les doter d’outils comme des registres par exemple, et leur donner les moyens de faire la sensibilisation. Cela implique concrètement que nous allons travailler avec toutes sortes d’acteurs que nous ne prenions pas nécessairement en compte avant. Nous ferons ainsi de la sensibilisation par exemple pour les zémidjans (taxi-motos), pour les ‘’grandes sœurs’’ (des filles plus âgées auxquelles les enfants en mobilité sont confiés)… toutes ces personnes qui ont un lien fort avec le parcours des enfants, comme la Méta-analyse l’a révélé.
Si cette Méta-analyse permet désormais de regarder autrement le phénomène de la traite des enfants au Bénin, le Code de l’enfant récemment adopté devrait renforcer leur protection. Dites-nous, qu’est-ce qui devrait changer avec ce Code auquel Terre des hommes n’est pas étrangère… ?
Dans le Code, il y a justement une partie relative à la mobilité, l’idée qui est derrière est de sortir de ce paradigme de lutte contre la traite ; mettre l’accent sur la nécessité d’écouter l’enfant de manière approfondie pour ne pas l’intercepter et le renvoyer purement et simplement d’où il vient. Avant, l’enfant en déplacement était considéré comme victime de traite. L’expérience avec notre coordination d’Abeokuta dans l’Etat d’Ogun au Nigeria depuis 2007, où des enfants travaillent dans des carrières, et où nous avons mis en place des programmes ludiques, des systèmes de protection pour minimiser les risques pour eux, notamment pour les enfants de plus de 14 ans, a montré que les acteurs s’attendaient à être applaudis par les communautés quand ils faisaient rentrer des enfants dans leur village d’origine au Bénin. Or ceci se faisait en considérant simplement ces enfants en déplacement comme victimes de traite, et donc sans tenir compte de leurs préoccupations personnelles.
De fait, en lieu et place des remerciements, les acteurs observaient plutôt de la désillusion tant chez l’enfant que chez ses parents, comme si on brisait un rêve, car souvent les projets ont été formés et discutés avec la communauté, pour jauger par exemple s’il vaut mieux rester travailler dans un champ au Bénin ou s’il était plus avantageux de le faire du côté du Nigeria… Conclusion, quelques semaines seulement après leur retour, on voyait les mêmes enfants revenir dans les carrières à Abeokuta. Cela voulait dire qu’on n’apportait pas les bonnes réponses, parce qu’on ne travaillait pas en amont, et donc qu’il fallait changer d’approche. Car si on dit aux enfants qu’il ne faut simplement pas se déplacer ainsi, on sait que cela va se poursuivre mais de manière clandestine ; ce qui les mettrait plus en difficulté. C’est donc notre responsabilité de revoir l’approche. D’où l’intérêt désormais d’avoir dans le Code de l’enfant comme dans la politique nationale de protection des enfants, la possibilité d’aborder la problématique sous l’angle de la mobilité, de l’accompagnement protecteur des enfants. Ce qui suppose qu’on ne fait pas de la prise en charge de l’enfant comme sujet de droit, mais plutôt de l’accompagnement qui implique la volonté de l’enfant; lequel a eu son mot dans la prise de la décision de se mettre en situation de mobilité. Autant de choses que vont permettre les petites améliorations contenues dans le Code de l’enfant. Et, bien sûr, il faut aller beaucoup plus loin, avec les textes d’application notamment, le plan d’action de la politique et évidemment le changement de regard au niveau opérationnel.
Mais les violences sur les enfants revêtent plusieurs formes... ?
En effet ! Je parlais tout à l’heure de violence dans son acception large, laquelle englobe également tout ce qui est exploitation, traite… Il y a aussi la problématique du déficit d’appui familial qui se pose de manière claire. Et qui fait qu’en dehors des enfants victimes de violences, l’Office central de protection des mineurs (OCPM) se retrouve avec des enfants sans attache, des enfants pour lesquels les solutions sont particulièrement difficiles à trouver.
Dans ce cadre-là et en appui à l’OCPM, pourrait-on envisager l’avènement, à terme, d’un centre spécifiquement dédié à la protection ou à la prise en charge des enfants ?
Assurément ! Le Bénin a besoin d’un tel centre, où les enfants bénéficieraient d’ un accompagnement pluridisciplinaire. Cela est extrêmement important. Mais dans la pratique on sait que ces centres coûtent très cher, qu’il se pose des problèmes de pérennité lorsqu’ils sont portés par des structures non étatiques et qu’ils doivent être ensuite pris en charge par l’Etat. En cela, l’expérience menée pendant dix ans par Terre des hommes avec le centre Oasis est illustrative à souhait puisque l’Etat n’a malheureusement pas pu assurer la relève. Là-dessus, on a réfléchi avec le ministère en charge de la Famille, pour voir comment apporter des réponses adéquates à ces enfants victimes de violences en général, mais qui peuvent aussi être en situation d’errance tout simplement. C’est là qu’on s’est rendu compte qu’on a toujours donné une réponse institutionnelle à tout cela, et qu’il serait indiqué de donner désormais une réponse communautaire et plus ancrée dans les réalités du contexte. Parce que le risque parfois avec des centres, au-delà des questions de respect des normes et standards qu’on y trouve, c’est de sortir l’enfant de son contexte, le dépayser, en le mettant dans un milieu artificiel où les conditions de vie sont meilleures à celles qu’il retrouvera dans son milieu de vie habituel. C’est face à cela que nous (l’Etat et Terre des hommes) avons développé en 2011 le modèle ‘’famille hôte’’, avec l’appui de l’UNICEF, en considérant que dans la communauté, il y a des énergies aussi, cette solidarité de gens qui ont envie de participer à la réponse de protection. Et donc on va apprécier, sur la base de critères bien clairs, la motivation de ces familles, puis statuer en comité de pilotage sur les candidatures, accréditer les familles hôtes le cas échéant, les former, les suivre rigoureusement, les appuyer pour les renforcer en tant qu’acteurs de protection.
Pour revenir au plaidoyer, les autorités du ministère de l’Intérieur que vous avez rencontrées comprennent-elles votre démarche ?
Bien sûr ! En amont, nous avons beaucoup investi dans le volet renforcement de capacités. Ainsi, au-delà des membres de la société civile, des coalitions d’ONG, des journalistes, des fonctionnaires de l’Etat, de plus de 100 travailleurs sociaux formés sur la problématique de la mobilité et de l’accompagnement protecteur des enfants, nous avons aussi formé des personnes ressources au sein des ministères-clés de la protection de l’enfant (Intérieur, Justice, Affaires sociales). Ces personnes ont préparé l’accueil de ce plaidoyer, dans le sens notamment du changement de perception sur la thématique-ce qui peut être long à obtenir-, afin que cela ne soit pas sans réel engagement de la part des personnes concernées par le plaidoyer. A l’arrivée, ce plaidoyer a été une réussite dans le sens où il a été porté par des cadres des services déconcentrés de ces ministères, que sont nos points focaux mobilité. J’ai senti une écoute favorable du ministre face à un discours de réalité.
D’ailleurs les Officiers de Police judiciaire eux-mêmes nous disent souvent leur satisfaction d’entendre ce genre de discours, qui correspond à ce qu’ils voient et à ce qu’ils vivent. Mais développer l’accompagnement protecteur des enfants n’est pas une chose simple. C’est un processus qui date de 2008 déjà, et à l’époque on réfléchissait avec les huit agences de protection internationale sur quelles réponses apporter, quelle protection offrir aux enfants concernés par la mobilité. En somme, beaucoup de recherches, beaucoup de capitalisations dans quatre pays-pilotes dont le Bénin et finalement on teste actuellement l’accompagnement protecteur des enfants à l’occasion de la première phase opérationnelle. Et puis l’étude sur les pratiques endogènes de protection, la sélection de projets communautaires avec des personnes que nous n’avions pas, jusque-là, assez intégrées dans notre démarche, comme les zémidjans… Tout cela a eu un écho favorable et induit l’engagement du ministère de l’Intérieur de soutenir cette nouvelle posture d’accompagnement protecteur des enfants basée sur leur écoute de manière systématique et approfondie. Chose intéressante aussi, la mise sur pied d’un comité ad hoc, décidée par le ministre et visant à étudier les modalités concrètes de la mise en œuvre de l’accompagnement protecteur des enfants.