La Nation Bénin...
L’actualité internationale autour du contrôle de Gaza met
en lumière une dynamique de plus en plus marquée dans les relations internationales
: la centralité des idées, des normes et des valeurs dans la formation des
positions politiques et diplomatiques.
Contrairement à l’analyse strictement réaliste, qui
mettrait l’accent sur les rapports de force militaires et les intérêts
stratégiques, ou à la lecture libérale privilégiant les institutions et les
régulations, l’approche constructiviste attire l’attention sur la manière dont
les perceptions, les représentations collectives et les normes partagées
façonnent les comportements des acteurs internationaux.
Dans le cas de Gaza, la réprobation quasi universelle
s’explique moins par un calcul géopolitique pur que par la diffusion d’un
référentiel normatif global fondé sur la dignité humaine, le droit des peuples
à disposer d’eux-mêmes et le rejet de la domination territoriale arbitraire.
Plutôt que de s’enfermer dans les logiques classiques du
réalisme, centrées sur les rapports de force, ou du libéralisme institutionnel,
axé sur la régulation étatique, l’approche constructiviste privilégie les
normes partagées, les représentations collectives et les constructions
identitaires comme leviers de changement politique. Dans le cas de Gaza,
l’indignation qui traverse les opinions publiques, les institutions
internationales et les médias ne repose pas sur des moyens matériels, mais sur
des valeurs de dignité, droit à l’autodétermination, protection des civils désormais consolidées dans une raison publique
internationale.
L’histoire récente fournit plusieurs précédents :
- l’apartheid en Afrique du Sud, qui s’est effondré non
simplement sous la pression géopolitique, mais en raison d’une légitimité
éthique en ruine construite par des mobilisations transnationales normatives.
- De même, la chute du mur de Berlin n’est pas uniquement
attribuable à l’effritement économique du bloc soviétique, mais également à
l’émergence d’une aspiration partagée à la liberté et à l’unité européenne,
attisée par une transformation des perceptions collectives.
- Aujourd’hui à Gaza, les politiques de contrôle coercitif se heurtent à une délégitimation croissante, car elles sont incompatibles avec les normes désormais intégrées à l’opinionship internationale. L’afflux de condamnations publiques, les appels au respect du droit international et la dénonciation des atteintes humanitaires traduisent un consensus émergent fondé sur une éthique des peuples qui fait des populations les sujets moraux des relations internationales, et non de simples variables d’ajustement diplomatique.
Les perspectives de la raison publique internationale à partir de la situation à Gaza
La situation à Gaza constitue un terrain d’analyse privilégié pour comprendre les mutations de la raison publique internationale à l’ère contemporaine. Cette notion, héritée du philosophe John Rawls et adaptée aux relations internationales par plusieurs penseurs contemporains, désigne l’espace où se croisent les justifications politiques accessibles à la raison de tous, en transcendant les particularismes nationaux ou religieux. En d’autres termes, la raison publique internationale invite à formuler des arguments qui puissent faire consensus au-delà des divergences culturelles ou idéologiques, fondés sur des valeurs universellement recevables telles que la dignité humaine, la justice et la paix.
La crise à Gaza, qui mobilise une large partie de la communauté internationale, expose à la fois les défis et les potentialités d’un tel espace de délibération globale
Premièrement, la raison publique internationale appelle à
un dépassement des logiques binaires et souverainistes, centrées sur la seule
défense des intérêts nationaux ou étatiques. Depuis des décennies, les acteurs
impliqués dans le conflit israélo-palestinien revendiquent des positions souvent
irréconciliables, où la souveraineté et la sécurité sont mises en avant comme
des priorités exclusives. Pourtant, la multiplication des appels internationaux
en faveur d’un respect accru des droits humains, d’un cessez-le-feu durable et
d’une résolution fondée sur la justice témoigne d’une progression vers une
logique qui dépasse le simple intérêt stratégique pour s’ancrer dans des normes
plus universelles.
Cette dynamique renvoie directement à l’idée de raison
publique telle que théorisée par Rawls dans The Law of Peoples1, où il souligne
la nécessité pour les peuples et États de justifier leurs actions dans un
langage commun et compréhensible par tous, notamment en matière de droits
humains fondamentaux. La réprobation contre les conditions de vie à Gaza,
contre le blocus et les attaques, s’inscrit dans cette logique : elle met en
avant une éthique minimale qui transcende les différends politiques pour
affirmer une norme commune sur le respect de la vie et de la dignité humaine.
Cependant, la situation à Gaza révèle également les
limites actuelles de la raison publique internationale, notamment en raison de
la persistance de fortes asymétries de pouvoir et d’intérêts divergents qui
rendent difficile la construction d’un consensus véritablement effectif. La
raison publique ne garantit pas l’accord automatique ; elle suppose un espace
de dialogue où s’affrontent des raisons à la fois fondées et respectueuses de
la pluralité des visions. Or, les affrontements armés, la rhétorique
belliqueuse et les fractures politiques régionales complexifient ce processus,
illustrant que la raison publique est un idéal à atteindre, et non une réalité
déjà réalisée.
Dans ce contexte, la médiation des organisations
internationales et des acteurs tiers s’avère cruciale. L’Onu, avec ses
multiples agences, joue un rôle pivot en formulant des normes, en surveillant
les violations et en facilitant la concertation entre parties. Par ailleurs,
les Ong internationales, les groupes religieux œcuméniques et la société civile
mondiale contribuent à élargir la base argumentative de la raison publique en
rendant visibles les souffrances humaines et en incarnant une conscience morale
transnationale. Ces acteurs participent à la diffusion d’un discours global qui
cherche à ancrer la résolution du conflit dans une logique de droits et de
justice, non plus uniquement dans la balance des forces.
Par ailleurs, la situation à Gaza invite à repérer la
dimension dynamique et évolutive de la raison publique internationale, laquelle
se construit et se transforme au gré des événements, des discours et des
mobilisations collectives. La normativité internationale n’est pas figée ; elle
s’enrichit continuellement grâce à des exemples historiques où les idées et les
principes ont modifié profondément les relations entre États et peuples. Ainsi,
le parallèle avec la fin de l’apartheid en Afrique du Sud ou la chute du mur de
Berlin souligne que la raison publique internationale peut progressivement
faire reculer les politiques d’exclusion et d’oppression en imposant de
nouveaux standards moraux.
Dans ce processus, la dignité humaine apparaît comme un
pivot fondamental. La reconnaissance mutuelle des peuples, en particulier des
populations palestiniennes, dans leur droit à la sécurité, à la liberté et à
une vie digne, constitue une condition sine qua non de toute résolution
durable. Cette reconnaissance doit passer par un dialogue interculturel qui
dépasse les stéréotypes et les discours polarisés, à la fois au niveau des
acteurs locaux et de la communauté internationale. C’est là que la raison
publique joue un rôle crucial en proposant un langage commun permettant
d’articuler ces exigences légitimes dans un cadre respectueux des diversités.
Enfin, la situation à Gaza souligne la nécessité d’une
responsabilité partagée dans la communauté internationale. La raison publique
internationale ne s’arrête pas à la confrontation entre parties directement
impliquées, mais engage l’ensemble des acteurs internationaux, États,
organisations régionales, sociétés civiles à prendre part à la résolution du
conflit. Cette responsabilité collective s’inscrit dans une perspective de
justice globale, où la paix durable est envisagée non seulement comme l’absence
de conflit armé, mais comme un projet politique fondé sur l’équité, la
réconciliation et le respect des droits fondamentaux.
En conclusion, la situation à Gaza offre une illustration
poignante des enjeux de la raison publique internationale. Si elle révèle les
difficultés de la construction d’un consensus global face à des conflits
asymétriques et prolongés, elle montre également la force des normes et idées
universelles qui guident les mobilisations contemporaines. La raison publique,
en formulant un espace délibératif fondé sur des valeurs partagées, offre une
perspective renouvelée pour la paix et la justice internationales. Son
développement est essentiel pour dépasser les logiques binaires des relations
internationales classiques et pour construire un ordre international plus
humain et inclusif.
Ce tournant est au cœur de l’approche constructiviste,
telle que formulée par Alexander Wendt : les structures internationales y
compris l’anarchie ne sont pas données, elles sont construites socialement ;
les identités et intérêts des États sont produits par des normes et des interactions,
pas déterminés par des réalités matérielles immuables. Ainsi, la force du droit
ou de la morale n’est pas exceptionnelle, mais le produit d’un changement de
pratiques qui transforme la légitimité du système.
En définitive, la réprobation universelle à l’encontre du contrôle de Gaza illustre que la diplomatie contemporaine est de plus en plus conditionnée par la normativité construite collectivement. L’approche constructiviste ne nie ni la puissance ni les institutions, mais elle montre qu’elles sont replâtrées chaque jour par les normes qui les sous-tendent et que la conscience collective des peuples peut, dans certains contextes, devenir une puissance transformatrice des relations internationales.
Ambassadeur Dr. Théodore C. Loko