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Au Bénin, la question du genre ne se pose plus uniquement en termes d'impératif éthique ou d'alignement sur les standards internationaux. Elle s'inscrit désormais dans une architecture politique et institutionnelle en mutation, traversée par des tensions entre normativité, appropriation locale et efficacité opérationnelle. Loin d'un bilan figé, cette analyse de Baltazar Atangana, expert en genre et développement, propose une lecture critique des dynamiques de genre en cours dans le pays.
Depuis son adoption en 2008, la Politique Nationale de Promotion du Genre (Pnpg) incarne l’engagement du Bénin à inscrire le genre comme principe transversal dans l’ensemble des politiques publiques. Dotée de mécanismes de coordination, d’indicateurs de suivi et de référentiels sectoriels, elle offre un cadre structurant et ambitieux. Pourtant, derrière cette architecture normative, la mise en œuvre révèle une stratification préoccupante: certains ministères traduisent cette volonté en stratégies concrètes, tandis que d’autres s’en tiennent à une conformité de façade, sans réelle intégration des enjeux de genre dans leurs pratiques décisionnelles.
Ce décalage illustre les défis persistants d’une politique de genre confrontée à des logiques institutionnelles hétérogènes, à des résistances culturelles tenaces et à des arbitrages budgétaires souvent défavorables. La Pnpg, bien qu’érigée en pilier de l’action publique, peine ainsi à s’imposer comme levier de transformation systémique. Elle appelle, plus que jamais, à une mobilisation critique et à un accompagnement renforcé pour que l’intention politique ne reste pas lettre morte.
Des initiatives sectorielles en tension
La tentative de transversalisation du genre dans les politiques environnementales, incarnée par le Fonds National pour l’Environnement et le Climat (Fnec), illustre une dynamique institutionnelle en quête d’équité. L’adoption en 2023 d’une politique genre introduisant des critères d’équité dans la sélection des projets, le ciblage des bénéficiaires et le suivi des impacts constitue une avancée formelle. Elle témoigne d’une volonté de reconfigurer les mécanismes d’allocation des ressources en intégrant des dimensions longtemps marginalisées. Toutefois, cette démarche, bien qu’innovante dans son intention, révèle une tension persistante entre les logiques technocratiques de gestion environnementale — souvent centrées sur la performance, la traçabilité et les indicateurs quantifiables — et les exigences sociales d’inclusivité, qui appellent à une reconnaissance plus fine des vulnérabilités, des savoirs locaux et des dynamiques communautaires.
Dans le secteur de la santé, les programmes de santé reproductive et les campagnes de sensibilisation traduisent également une prise en compte croissante des besoins différenciés selon le genre, l’âge ou la situation socio-économique. Ces initiatives, portées par des acteurs institutionnels et communautaires, cherchent à corriger des asymétries historiques dans l’accès à l’information, aux soins et à la prévention. Cependant, leur portée reste limitée par plusieurs facteurs structurels : l’absence de données désagrégées empêche une lecture fine des inégalités, tandis que la persistance de normes sociales discriminantes — souvent intériorisées et peu interrogées — freine l’appropriation des messages et la transformation des pratiques.
Ces deux secteurs, bien que distincts dans leurs finalités, partagent une même difficulté à articuler les ambitions normatives des politiques publiques avec les réalités complexes du terrain. L’inclusivité, lorsqu’elle est traduite en indicateurs ou en critères administratifs, risque de perdre sa charge transformatrice si elle n’est pas accompagnée d’un travail de fond sur les représentations, les rapports de pouvoir et les modalités concrètes de participation. Ainsi, les initiatives sectorielles en matière de genre, qu’elles soient environnementales ou sanitaires, ne peuvent se contenter d’ajustements techniques : elles exigent une reconfiguration des cadres d’action, une écoute active des acteurs concernés et une volonté politique de dépasser les routines gestionnaires.
Des données pour éclairer, mais aussi interroger
La publication du Livret Genre 2024 par l’Institut National de la Statistique et de l’Analyse Économique (Insae) marque une étape significative dans la production de données genrées. En dressant une cartographie statistique des inégalités persistantes dans les domaines de l’éducation, de l’emploi, de la participation politique et de la sécurité sociale, ce livret offre un socle empirique précieux pour objectiver les disparités et orienter les politiques publiques. Il ne s’agit plus seulement de constater les écarts, mais de les quantifier, de les localiser, et d’en révéler les dynamiques structurelles.
Cependant, cette avancée méthodologique soulève une interrogation centrale : comment transformer l’information en levier d’action? ? L’écart entre la production de données et leur mobilisation stratégique demeure préoccupant. Trop souvent, les indicateurs restent cantonnés à des usages institutionnels formels, sans véritable traduction opérationnelle dans les dispositifs d’intervention. La donnée, lorsqu’elle n’est pas articulée à une volonté politique claire et à des mécanismes de redevabilité, risque de devenir un miroir sans effet, une preuve sans portée.
Par ailleurs, la qualité et la pertinence des données collectées conditionnent leur capacité à capturer les complexités des rapports de genre. Au-delà des chiffres, il s’agit de saisir les interactions entre normes sociales, trajectoires individuelles et contextes locaux. Une donnée désagrégée, contextualisée et sensible aux réalités intersectionnelles peut devenir un outil de transformation, à condition qu’elle soit intégrée dans une lecture critique des inégalités et qu’elle alimente des choix politiques courageux.
Ainsi, le Livret Genre 2024 ne doit pas être perçu comme une fin en soi, mais comme un point de départ vers une gouvernance plus réflexive, capable de relier savoir statistique et action transformatrice. Aujourd’hui, au Bénin, l’enjeu n’est pas seulement de produire des données, mais de construire des narrations politiques qui en assument les implications, en refusant la neutralité apparente des chiffres et en réaffirmant leur potentiel d’émancipation.
Défis d’appropriation, de cohérence et de légitimation
L’appropriation locale des outils et concepts liés au genre demeure un chantier inachevé, souvent relégué au rang d’obligation administrative dictée par des partenaires techniques et financiers. Dans de nombreuses collectivités territoriales, le genre est perçu comme une injonction extérieure, sans réelle résonance avec les dynamiques sociales locales ni articulation avec les priorités communautaires. Les plans communaux de développement, lorsqu’ils intègrent des volets genre, le font généralement sans diagnostic contextuel, sans ligne budgétaire dédiée, et sans mécanismes de suivi ou d’évaluation. Cette intégration superficielle produit des effets d’affichage plus que de transformation, affaiblissant la cohérence des politiques nationales et leur capacité à induire des changements structurels. En parallèle, la coordination intersectorielle reste éclatée: les cellules genre, souvent créées pour répondre à des exigences formelles, manquent de légitimité institutionnelle, de ressources humaines qualifiées et de leviers d’influence sur les décisions stratégiques. Leur isolement dans les organigrammes et leur faible capacité à interagir avec les autres secteurs renforcent la fragmentation des pratiques et limitent l’impact des politiques genrées dans le pays (Banque Mondiale, 2021).
Vers une lecture critique et transformatrice
L’institutionnalisation du genre au Bénin s’inscrit dans une dynamique à double vitesse, où les avancées normatives coexistent avec des pratiques disjointes. D’un côté, on observe une consolidation des cadres stratégiques : politiques publiques, instruments de suivi, référentiels sectoriels et initiatives multisectorielles qui visent à structurer l’action publique autour de principes d’équité. De l’autre, la mise en œuvre reste marquée par des logiques d’appropriation inégales, des résistances locales souvent silencieuses, et des asymétries de pouvoir qui entravent la circulation des savoirs et la redistribution des capacités d’agir. Cette tension entre architecture stratégique et réalité opérationnelle invite à dépasser les approches prescriptives pour penser le genre au Bénin comme une pratique située, évolutive et négociée. Il ne s’agit donc plus seulement d’intégrer le genre comme une exigence transversale, mais de créer les conditions d’une transformation des rapports sociaux à travers des dispositifs sensibles aux contextes, aux trajectoires et aux voix plurielles à l’échelle nationale.
La performativité des politiques institutionnelles d’un pays devrait se mesurer à leur capacité à produire des effets tangibles sur les inégalités, à reconnaître les acteurs locaux comme co-constructeurs de sens, et à inscrire de manière pérenne le genre dans les mécanismes de gouvernance, de planification et d’évaluation. Elle se révèle dans l’aptitude des institutions à faire du genre non pas un supplément d’âme, mais un principe structurant de justice redistributive, de légitimation des voix marginalisées et de reconfiguration des priorités publiques. Là où les politiques publiques s’adossent à une volonté de transformation systémique — et non à une simple conformité aux standards internationaux —, le genre devient un opérateur critique de refonte des rapports sociaux, un révélateur des asymétries de pouvoir, et un vecteur d’innovation démocratique. C’est dans cette articulation entre stratégie, reconnaissance, redistribution et redevabilité que devrait se déployer toute la puissance transgressive — et institutionnalisée — du genre au Bénin: non comme rhétorique d’inclusion, mais comme exigence politique de refondation globale.
Baltazar ATANGANA