La Nation Bénin...
Avec la mini-crise ouverte le 11 juillet 2025, à Lomé,
par l’opposition du président de la Côte
d’Ivoire à la nomination du Burkina Faso à la Présidence du Conseil des
ministres de l’Uemoa, et l’intention exprimée lors du point de presse à Cotonou
le 16 juillet 2025 par les Présidents Bassirou Diomaye Faye du Sénégal et
Patrice Talon du Bénin, de lancer une initiative visant à revitaliser l’Uemoa,
des interrogations se posent quant au devenir de cette organisation
communautaire.
Dans mes écrits du 11 juillet 2025 disponibles sur la
page Facebook de l’Association Icad (Imaginer et Construire l’Afrique de
Demain), j’appelais à une industrialisation de l’Afrique subsaharienne qui
prioriserait le développement et la promotion des chaînes de valeurs
régionales. Cette stratégie devrait se concrétiser par l’intégration régionale
des monopoles et oligopoles nationaux et une mobilité régionale effective des
produits primaires et des ressources humaines en vue du développement de
marchés régionaux en lieu et place des tentatives d’entreprises industrielles
protégées par des barrières nationales et tournées exclusivement vers le marché
global. Cette exhortation est en adéquation avec de nombreuses préconisations
d’institutions internationales telles que l’Ocde et la Bad. Si elle n’a pas été
suivie à ce jour, c’est, sans doute, parce qu’elle ne s’est pas adossée à une
gouvernance politique forte qui décroche les pouvoirs publics de leur inertie
de « cavalier seul » portée par de puissants intérêts locaux.
Il convient de donner aux tenants de ces intérêts des
perspectives pour éviter qu’ils ne deviennent des obstacles insurmontables.
Avec la mini-crise ouverte le 11 juillet 2025, à Lomé, par l’opposition du
Président de la Côte d’Ivoire à la
nomination du Burkina Faso à la Présidence du Conseil des ministres de l’Uemoa,
et l’intention exprimée lors du point de presse à Cotonou le 16 juillet 2025
par les Présidents Bassirou Diomaye Faye du Sénégal et Patrice Talon du Bénin,
de lancer une initiative visant à revitaliser l’Uemoa, je remets à l’ordre du
jour la vision ambitieuse que j’avais déjà présentée en 2024 à l’arrivée du
Pastef au pouvoir, vision qui a fait l’objet d’une publication dans le journal Le Soleil (Sénégal) dans sa
parution du 26 juin 2024.
Les ferments de la mini-crise de l’Uemoa
Créée le 10 janvier 1994 à la veille de la dernière dévaluation du Franc Cfa imposée par le gouvernement français aux chefs des Etats africains de l’Afrique occidentale membres, l’Uemoa regroupe les huit Etats suivants : Bénin, Burkina Faso, Côte d’Ivoire, Guinée-Bissau, Mali, Niger, Sénégal et Togo. Ces Etats ont en commun le Franc Cfa de l’Afrique de l’Ouest avec sa banque centrale, la Bceao dont le siège est à Dakar. Malgré les réformes récentes menées pour réduire l’emprise de la France sur cette organisation régionale de l’Afrique de l’Ouest, ce pays continue d’assurer une tutelle diversement appréciée dans les pays africains concernés et au sein de leurs diasporas. Ces réformes, qui datent du 21 décembre 2019 ont conduit aux décisions suivantes :
1) Le changement de nom du franc Cfa qui devient « eco », créant une confusion maladroite avec le nom « eco » attribué à la monnaie commune de la Cedeao en projet depuis 1983 et dont l’aboutissement est, sans cesse, repoussé pour des raisons objectives.
2) La poursuite de la parité fixe avec l’euro.
3) La fermeture du compte d’opérations auprès du trésor français qui centralisait 50 % des réserves de change de la Bceao ; donc la fin de cette centralisation. Ainsi, la gestion des 100 % des réserves de change revient désormais à la Bceao.
4) Le retrait des représentants du gouvernement français des instances de gouvernance de la Bceao.
5) La « garantie illimitée et inconditionnelle de convertibilité du franc Cfa » que la France s’engage à maintenir. Cette « garantie » signifie qu’à l’épuisement des réserves de devises disponibles à la Bceao, la France s’engage à fournir les devises supplémentaires nécessaires aux importations des pays membres.
6) Afin de gérer le risque que prend ainsi la France, la
fermeture du compte d’opération et le retrait des représentants français des instances
de gouvernance de la Bceao sont remplacés par un « mécanisme de dialogue de de
reporting » permettant au gouvernement français d’anticiper les crises
éventuelles et d’intervenir au sein des instances de gouvernance de la Bceao en
temps opportun. Par ailleurs, ce mécanisme de dialogue implique l’organisation
de réunions fréquentes qui sont de nature technique mais qui peuvent aussi être
des rencontres de haut niveau politique.
L’Uemoa est la tutelle politique de la Bceao. Sa
gouvernance comprend entre autres : la
Conférence des Chefs d’Etat et de Gouvernement ; le Conseil des ministres
réunissant les ministres des Finances des Etats membres et présidé à tour de
rôle par un Etat membre. En 2025, ce devrait être le tour du Burkina Faso ; la
Commission de l’Uemoa; et d’autres organes.
Comme c’est de notoriété publique, les relations entre le
Capitaine Ibrahim Traoré, président du Burkina Faso et Alassane Ouattara,
Président de la Côte d’Ivoire sont exécrables. Le premier reprochant au second
de mener des activités subversives visant à nuire aux régimes militaires en
place dans les Etats de l’Aes. Le Président Alassane Ouattara est aussi souvent
accusé d’être de connivence avec le Président de la France Emmanuel Macron. On
connait aussi les mauvaises relations entre les gouvernements du Burkina et de
la France, le Burkina comme ses deux alliés de l’Aes reprochant à leur ancien
colonisateur de poursuivre des desseins nuisibles à leur souveraineté.
Ainsi, la position du gouvernement d’Alassane Ouattara,
du 11 juillet 2025, de s’opposer au tour du Burkina d’être porté à la
présidence du Conseil des ministres des Finances de l’Uemoa se justifie par le
point 6. Les mauvaises relations entre les pays de l’Aes et la France ne
seraient pas favorables à la bonne gestion de la monnaie car elles ne
permettraient pas de mettre en œuvre les mécanismes de gestion du risque lié à
la convertibilité illimitée et inconditionnelle apportée par la France.
Ainsi, face à cette opposition du gouvernement de Côte
d’Ivoire soutenue par d’autres gouvernements, les pays de l’Aes sont partis de
la conférence avant la fin, montrant ostensiblement leur défiance à ce qu’ils
ont ressenti comme une discourtoisie.
Les issues à la mini-crise
Deux issues s’offrent à l’incident du 11 juillet 2025 :
a) Les Etats de l’Aes relativisent les griefs qu’ils ont contre l’organisation et restent dans l’Uemoa en s’assignant comme mission de mener à son terme la déconnexion d’avec le gouvernement français. Cette libération de l’emprise de la France constitue une étape importante de la construction d’une nouvelle architecture politico-territoriale en Afrique de l’Ouest qui priorise la maîtrise par les Etats africains de leur souveraineté.
b) Les Etats de l’Aes quittent l’Uemoa pour créer leur propre monnaie. Cette issue, malgré le fait qu’elle soit affichée depuis déjà quelque temps, n’est pas souhaitable, car elle contribuerait à poursuivre la fragmentation de la région et l’affaiblissement de son potentiel à décider de son avenir.
La première issue devrait donc être soutenue et avec elle
la fin de l’emprise de la France sur l’Uemoa. Les Etats de l’Uemoa, après 31
ans d’existence de l’organisation et 80 ans depuis la création du franc Cfa,
devraient être capables de gérer cette monnaie sans l’accompagnement du
gouvernement français. Par ailleurs,
même les experts français reconnaissent que le risque pris par la France en
apportant une garantie de « convertibilité illimitée et inconditionnelle » au Franc
Cfa est très faible, du fait d’une couverture suffisante des importations des
Etats membres par leurs exportations.
Selon la « Note de conjoncture économique régionale »
publiée en juillet 2025 par la direction de la prévision et des études
économiques de l’Uemoa, le ratio des recettes d’exportation aux dépenses
d’importation a atteint un niveau élevé et depuis 2017, pour la première fois,
les dépenses d’importations sont entièrement couvertes par les recettes
d’exportation même si ce ratio varie en fonction des Etats : Bénin (20,9 %), Burkina
Faso (142,3 %), Côte d’Ivoire
(164,2 %), Guinée-Bissau (9,8 %), Mali (57,0 %), Niger
(123,5 %), Sénégal (74,3 %), Togo (58,3 %). S’il est vrai que ce ratio dépend
des conjonctures économiques et en particulier des volumes et des prix, il se
comporte bien sur le long terme. Les Etats membres de l’Uemoa sont donc en
mesure d’assurer collectivement la couverture de leurs importations par leurs
exportations sans devoir bénéficier du filet de secours de la France ou d’un
autre « Etat protecteur ».
Par ailleurs, on peut noter que malgré les difficultés
sécuritaires auxquelles ils font face, les pays de l’Aes ne sont pas les moins
nantis en matière de ratio de couverture. Ainsi, la bonne performance de
l’Uemoa au premier trimestre 2025 vient principalement des très bons ratios du
Burkina Faso, de la Côte d’Ivoire, et du Niger. Mais ces faits montrent aussi
que les pays de l’Aes sont en mesure de quitter l’Uemoa pour créer leur propre
monnaie. Cependant, à long terme, ce n’est ni l’intérêt de ces trois Etats ni
celui de l’ensemble de la région car leur départ réduirait la résilience
économique collective de l’Afrique de l’Ouest.
Enfin, différentes questions peuvent se poser auxquelles il conviendrait d’apporter des réponses convaincantes.
L’Uemoa peut-elle se passer de l’accompagnement de la France tout en maintenant la parité fixe de l’eco Uemoa avec l’euro ?
En réalité, cette parité pourrait bien être gérée par une relation directe entre la Bceao et la Banque centrale Européenne (Bce) sans devoir passer par la France. Il s’agit donc d’établir cette relation entre l’Uemoa et la zone Euro placée sous la tutelle politique de l’Union européenne.
Pourquoi cela vaudrait-il la peine, dans un premier temps, de maintenir la parité fixe entre l’éco Uemoa et l’euro ?
Avec la structure actuelle du Commerce international des
Etats de l’Uemoa caractérisée par l’exportation de matières premières libellées
en dollars des Etats-Unis et des importations dominées par des biens de
consommation, le maintien de la parité fixe avec l’euro est en défaveur des
Etats membres de l’Uemoa. En effet, l’euro ayant une tendance à s’apprécier par
rapport au dollar des Etats-Unis, les recettes d’exportation des Etats membres
tendraient à baisser en euro donc en eco Uemoa (paribus ceteris). Au même
moment, un eco fort encouragerait à importer davantage de biens de
consommation, détériorant ainsi le ratio des recettes d’exportation aux
dépenses d’importation.
Mais cette situation se présente autrement si on se place
dans le cadre d’une industrialisation résiliente, portée par les chaînes de
valeurs régionales. Dans cette perspective, les Etats de l’Uemoa auront besoin,
dans un premier temps d’importer beaucoup de biens d’équipement. Il y aura donc
un changement structurel dans leur importation.
Le fait de disposer d’une devise forte et convertible serait alors un grand atout pour se procurer ces technologies indispensables pour les transformations industrielles. D’autre part, à cette première étape d’industrialisation, la priorité accordée aux chaînes de valeurs régionales conduirait à écouler une grande partie des produits sur le marché régional, se substituant ainsi, partiellement, aux importations. Il sera donc possible, de maintenir une bonne couverture des importations par les exportations, en réduisant les importations de biens de consommation et en maintenant des exportations dont la valorisation sur les marchés internationaux est favorable. A terme, quand il s’agira aussi d’exporter des produits industriels soumis à la concurrence internationale, la politique de l’eco fort deviendra défavorable, il faudra alors lier la parité de la devise eco avec les autres devises à un portefeuille de devises internationales reflétant la structure du commerce international des Etats de l’Uemoa ou adopter simplement un taux de change flottant.
Pourquoi depuis la décision des Etats de l’Uemoa, le 21 décembre 2019, de nommer le Franc Cfa eco, le Cfa continue-t-il à circuler ?
La réponse qui est souvent donnée est qu’il faut du temps pour remplacer la monnaie fiduciaire en circulation. En réalité, les Etats hors de l’Uemoa et en particulier le Nigeria, n’ont pas apprécié, et à juste titre, la manière cavalière avec laquelle les Etats de l’Uemoa se sont arrogé le pouvoir de reprendre le nom eco adopté par la Cedeao. Il a fallu gérer ce différend et il semble que ceci ait été fait par un gel de la situation. Ceci n’a pas empêché l’Assemblée nationale française d’approuver le 10 novembre 2020 l’accord de coopération monétaire entre la France et l’Uemoa, et au Sénat français de faire de même le 28 janvier 2021. Cette loi maintient le changement de nom du Cfa à l’eco. L’accord de coopération monétaire avec la France a aussi été approuvé par les Assemblées nationales des Etats membres de l’Uemoa et est donc depuis entré en vigueur.
Pourquoi les Etats de l’Uemoa traînent-ils les pieds pour aller vers l’eco Cedeao ?
Ils justifient leur manque d’enthousiasme par des prétextes techniques de manquement aux critères de convergence que sont en particulier le taux d’inflation et le niveau d’endettement. En réalité, ni le Nigeria ni les autres Etats ne sont pressés de s’embarquer dans une expérience de monnaie commune. Le Nigeria utilise le naira comme un instrument d’ajustement macroéconomique dans le cas où ses recettes en dollar Eu baissent du fait d’une faiblesse des cours internationaux du pétrole. Les autres Etats ne peuvent pas avoir la même politique jusqu’à présent du fait de la parité fixe avec l’euro et ne sont pas enclins à adopter cette politique de dévaluation, en cas d’adoption d’une monnaie commune. On assiste donc à une posture diplomatique où on fait semblant d’adhérer au projet de monnaie commune mais où à l’approche de l’échéance on s’accorde sur la nécessité de la reporter. Ce cinéma durera aussi longtemps qu’une initiative innovante ne sera pas prise, conduisant à changer de paradigme.
Revitaliser l’Uemoa
En annonçant le 16 juillet 2025, lors du point de presse donné à l’issue de sa visite de travail à Cotonou, une initiative conjointe de revitalisation de l’Uemoa avec son homologue du Bénin, le Président du Sénégal Bassirou Diomaye Faye laisse planer une énigme. S’agirait-il simplement pour ces deux chefs d’Etat de servir d’intermédiaires entre leurs homologues de l’Aes et le Chef d’Etat de Côte d’Ivoire ? Je les inviterais à voir plus grand.
Malgré ses faiblesses, l’Uemoa peut servir de base pour la reconfiguration politique et économique de l’Afrique de l’Ouest. Ceci passerait par les étapes suivantes :
(i) Après la fin de la tutelle de la France sur l’Uemoa, accueillir le Ghana, puis les autres Etats (Liberia, Sierra Leone, Gambie, Guinée, Cap-Vert).
(ii) Transformer l’Uemoa rénovée et revitalisée en une fédération décentralisée, c’est-à-dire, une union où chaque membre conserverait la souveraineté sur ses ressources naturelles mais où il y aurait une mutualisation de la sécurité collective, de la diplomatie, du territoire, de la monnaie ; une complémentarité des stratégies économiques, des politiques de l’éducation, des transports, de la culture, …
(iii) Créer, à terme, avec le Nigéria, la Fédération des Etats de l’Afrique de l’Ouest, après que le Nigéria eut décentralisé sa fédération de 36 Etats et que son économie en voie de diversification eut été libérée de sa dépendance aux fluctuations des cours internationaux du pétrole. Il faut noter que des Etats comme le Niger et le Sénégal ne sont pas eux non plus à l’abri de la même dépendance.
Conclusion
Face à la situation chaotique actuelle avec une Cedeao réduite à 12 Etats, une Aes qui se cherche au travers de transitions politiques incertaines, une Uemoa qui subit la mésentente entre l’Aes, la Côte d’Ivoire, et dans une certaine mesure, le Bénin, il pourrait paraître utopique de promouvoir une vision ambitieuse d’ensemble. Cela pourrait paraitre invraisemblable à certains observateurs réalistes. Qu’ils ne s’y méprennent guère. C’est quand on risque de se noyer qu’il faut parvenir fluidement à sortir la tête de l’eau, respirer et échapper aux mauvais courants. Nous avons le devoir d’imaginer et surtout de construire un futur plus favorable à l’épanouissement des nouvelles générations. La vision proposée est réalisable. C’est pour contribuer à son déploiement que nous avons créé, en 2022, le Mouvement des Fédéralistes Sahélo-Guinéens (Mfsg), une association internationale affiliée à l’Icad et qui vise donc à servir cette vision d’une Afrique de l’Ouest fédérée et décentralisée à l’horizon 2045.
Edgard GNANSOUNOU