La Nation Bénin...
« Tu sais, Luc, quand j’étais enfant, mon pays, la Corée
du Sud, était extrêmement pauvre, ravagé par la guerre. À cette époque, le
Ghana faisait partie des pays qui nous avaient envoyé de l’aide humanitaire. Le
Ghana avait alors un meilleur tableau de bord économique que la Corée. Que
s’est-il passé depuis ? Et selon toi, qu’est-ce qui doit changer ? »
Ces mots m’ont été confiés par Ban Ki-moon, alors
Secrétaire général des Nations unies, alors que nous étions assis côte à côte
dans un avion en route pour une mission. J’étais à l’époque le responsable
onusien en charge de la lutte contre la désertification. Je n’ai jamais oublié
cette conversation. Car derrière l’anecdote se cache une réalité implacable :
si la Corée du Sud a pu, en une génération, passer du statut de pays
bénéficiaire d’aide humanitaire à celui de puissance économique mondiale,
pourquoi l’Afrique tarde-t-elle à enclencher une transformation comparable ?
La quatrième Conférence des Nations unies sur le financement du développement, qui vient de s’achever à Séville, a remis au goût du jour un chapelet d’engagements bien connus : triplement des financements multilatéraux, lutte contre les flux financiers illicites, taxation des ultra-riches, soutien aux pays vulnérables face à la dette et au changement climatique… Autant de promesses familières, égrenées une fois de plus. Combien, parmi les participants, y ont véritablement cru ? Pour beaucoup, l’exercice a plutôt ressemblé à une scène de cynisme diplomatique.
Ce que l’Afrique doit tirer de Séville, ce n’est pas une feuille de route, mais un électrochoc.
Et cet électrochoc est d’autant plus urgent que le monde
a changé. Le multilatéralisme s’effrite. L’aide publique au développement n’est
plus une priorité. Les pays du Nord, désormais absorbés par leurs propres
transitions énergétiques, sécuritaires ou identitaires, déploient des
politiques extérieures de plus en plus marquées par des nationalismes décomplexés.
Dans ce contexte, croire encore que le salut viendra de l’extérieur relève de
l’aveuglement. Le temps de la dépendance doit céder la place à l’heure d’une
souveraineté assumée, concertée et active, entre pays africains.
Lorsque cinq chefs d’État africains sont reçus à la
Maison-Blanche, comme ce fut le cas récemment, doivent-ils chacun vanter les
mérites de leur pays comme lors d’un speed-dating diplomatique, ou plutôt
parler d’une seule voix, à tour de rôle, pour présenter l’Afrique comme un partenaire
stratégique crédible et uni face aux États-Unis ?
Une dépendance systémique qui dure
L’Afrique ne souffre pas d’un manque d’idées, mais d’un
complexe d’extranéité. Depuis les indépendances, son logiciel de développement
et l’architecture de son financement restent prisonniers de mécanismes hérités
d’une époque où l’aide internationale tenait lieu de substitut à un véritable
projet économique endogène.
Les politiques publiques, souvent dictées par des
bailleurs, ont façonné des élites plus expertes en rédaction de documents de
cadrage qu’en mise en œuvre de réformes ancrées dans les réalités locales.
Résultat : un continent riche de ressources, de talents et de jeunesse, mais
pauvre parce que trop souvent aligné sur des agendas extérieurs.
Même aujourd’hui, les institutions financières internationales continuent de traiter les pays africains comme des « risques » à contenir plutôt que comme des partenaires stratégiques. Le crédit y est plus coûteux, les investisseurs plus frileux, et les réformes souvent soumises à validation extérieure.
La rhétorique de la réforme comme écran de fumée
Il est devenu routinier de réclamer la réforme du système
financier international. On la dit nécessaire, on l’appelle de tous ses vœux,
on en fait le cœur des conférences. Mais l’Afrique ne peut plus se contenter
d’attendre que les règles du jeu changent pour jouer sa propre partition.
La conférence de Séville, comme les précédentes, a accouché de bonnes intentions: augmentation des prêts concessionnels, incitations au secteur privé, clauses de pause sur la dette, nouvelles formes de taxation globale. Mais tant que le continent continue de chercher à l’extérieur les conditions de sa transformation, il restera dépendant d’un agenda qui n’est pas le sien.
L’exemple des dragons d’Asie : de l’intérieur vers l’extérieur
On évoque souvent la Chine, la Corée du Sud ou Singapour
pour illustrer des trajectoires fulgurantes de développement. Ces pays ont
pourtant commencé leur essor dans des conditions de pauvreté, de dépendance et
de sous-industrialisation comparables à celles de nombreux pays africains dans
les années 1960.
La Corée du Sud a bâti un État stratège, investi dans l’éducation, protégé ses industries naissantes, mobilisé son épargne et osé faire confiance à ses propres institutions. Ce que nous appelons aujourd’hui “miracle asiatique” n’est que le fruit d’une volonté politique soutenue et d’une cohérence dans la vision et le politage de sa mise en oeuvre.
Financer le développement de l’intérieur : 5 chantiers incontournables
L’Afrique dispose aujourd’hui des ressources
intellectuelles, économiques et humaines nécessaires pour engager une
trajectoire souveraine de développement. Il ne manque qu’une volonté partagée
de transformation, adossée à un cadre politique suffisamment robuste pour
prémunir les institutions contre les dérives clientélistes et les captures
privées. Cinq chantiers structurants peuvent servir de leviers :
1. Mobiliser l’épargne locale et les ressources de la
diaspora en créant des instruments de confiance pour canaliser ces flux vers
l’investissement productif.
2. Renforcer les banques publiques de développement afin
qu’elles deviennent des outils stratégiques de financement des infrastructures,
de l’innovation et des territoires.
3. Développer des marchés financiers régionaux inclusifs,
accessibles aux Pme et aux collectivités locales, pour favoriser
l’investissement long et la mutualisation des risques.
4. Faire de l’urbanisation un levier de mobilisation des
ressources endogènes, en valorisant les dynamiques locales, les économies
informelles et les solidarités territoriales, au lieu de les marginaliser. Cela
suppose de repenser la fiscalité urbaine non comme un outil de contrainte, mais
comme un pacte de réciprocité entre l’État et les habitants.
5. Donner aux collectivités territoriales les moyens de
devenir des acteurs de transformation, en leur transférant des compétences, des
ressources et un véritable pouvoir d’initiative.
Une urgence générationnelle
Attendre que le monde change pour changer l’Afrique est
une impasse. Le monde ne fera pas de place à l’Afrique. C’est à l’Afrique de
faire irruption dans le monde en assumant pleinement son autonomie de pensée et
d’action.
Ce qui a été dit à Séville, nous le savions déjà. Ce que nous devons faire, nous l’avons répété mille fois. Ce qui fait défaut, c’est le courage d’assumer les disruptions nécessaires : disruption de la dépendance institutionnelle, de la frilosité politique, et de cette habitude de déléguer en permanence notre avenir à d’autres.
Ce que Séville révèle vraiment
Ce que la conférence de Séville confirme, c’est que le
temps des incantations est terminé. Ce n’est pas une feuille de route qu’il
nous faut, mais un choc de conscience. Un réveil collectif. Un sursaut de
responsabilité.
L’Afrique n’a pas besoin qu’on lui répète ses priorités.
Elle a besoin d’un acte de foi en elle-même. De leaders capables d’initier des
choix courageux, porteurs de transformation, et de mobiliser autour d’eux les
intelligences et les énergies du continent. De citoyens qui exigent des
comptes. De coalitions nationales pour le changement, capables de traduire les
promesses en politiques, et les politiques en résultats.
Il est donc temps de cesser de mendier des financements
pour construire l’avenir. L’Afrique doit parler la langue de l’investissement,
de la souveraineté et de la valeur ajoutée. Elle ne doit plus quémander, mais
faire ses propres choix et les assumer. Non plus attendre, mais bâtir.
La transformation du continent n’est pas une faveur à
obtenir, mais une décision collective à assumer. Encore faut-il, pour cela,
libérer nos imaginaires. Car comme l’a si justement écrit Ngũgĩ wa Thiong’o,
«La décolonisation de l’esprit est la condition préalable de toute décolonisation
véritable. »
Sans ce préalable, aucun changement structurel ne pourra
s’ancrer dans la durée.
L’Afrique n’a pas besoin de permission pour se développer. Elle a besoin d’une décision collective : faire de sa souveraineté le socle de sa prospérité.
Luc Gnacadja