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Idrissou Mora-Kpaï: Réalisateur de documentaires XXL

Culture
Par   Eklou, le 11 juin 2017 à 20h19

Installé aux Etats-Unis, Idrissou Mora-Kpaï honore son pays par des œuvres dont la qualité lui vaut la participation aux rendez-vous majeurs du septième art. Un parcours couronné d’une vingtaine de prix reçus à travers le monde. Portrait d’un réalisateur de documentaire considéré comme l’un des plus originaux de sa génération.

Le même hôtel à chacune de ses descentes au pays. Et les mêmes habitudes. Sur la terrasse de cet établissement en bordure de lagune, les journées de Idrissou Mora-Kpaï se ressemblent toutes. Quand il n’est pas occupé en ville, le réalisateur se dévoue à ses proches et aux professionnels de l’audiovisuel qui viennent échanger avec lui sur des questions liées à leur domaine de compétence. Ecouter le maître de céans reste un exercice fort édifiant pour ses visiteurs. Relaxe dans ses habits, remarquables au pantalon jeans kaki et au polo, ce quinqua en a à revendre par ses idées.

Réalisateur de documentaires, Idrissou Mora-Kpaï s’est distingué à travers ses participations à divers festivals de classe A dont ceux de Berlin, Busan, Rotterdam et une vingtaine de prix reçus de par le monde et dont le dernier reste les Prix Prince Claus récompensant des réalisations exceptionnelles dans le domaine de la culture et du développement. Attribués chaque année à des individus, des groupes, des organismes ou des institutions dont les actions culturelles ont un effet positif sur le développement de leurs sociétés, ces prix lui ont été décernés le 7 mars 2014 pour « la beauté, la sensibilité et la profondeur de ses documentaires qui offrent une vision nuancée des identités et des contextes africains ; pour son engagement dans la recherche documentaire et la narration visuelle le long des lignes de faille du colonialisme ; pour sa façon de porter au grand jour des histoires refoulées dont de nombreuses populations subissent le retentissement; et pour la démonstration qu’il donne de l’importance de la production culturelle pour rectifier les conventions sociales et intellectuelles fondées sur des inexactitudes », selon la Fondation Prince Claus.

Deuxième Béninois à les avoir reçus après Pr Paulin Hountondji dans les années 90, Idrissou Mora-Kpaï, par sa démarche subtile et unique, a réalisé de nombreuses œuvres dont ‘’Si-Gueriki, la reine-mère’’ (2002), ‘’Arlit, deuxième Paris’’ (2005), ‘’Indochine, Sur les traces d’une mère’’ (2010), considérées comme des films à travers lesquels il aborde des sujets sociaux d’une grande complexité. Engagé qu’il est à redorer l’image tronquée que présentent les médias occidentaux du continent africain, le réalisateur se réclame un professionnel dont l’approche interpelle. « Je ne m'intéresse pas aux expériences tragiques de mes personnages pour seulement des fins artistiques. Mon cinéma  questionne l’épanouissement de l’être humain, dans son sens le plus profond. Je demande à mes spectateurs beaucoup plus de l’engagement que le temps qu’ils usent pour voir mes films. Je les oblige à penser sur ce qu’ils savent, comment le savent-ils et qu’est-ce qui est nécessaire pour eux de chercher à savoir. Je demande en priorité d’agir, par solidarité, en faveur de la dignité humaine, dans un  monde où l’accumulation du bien matériel a tendance à primer sur la valeur traditionnelle de solidarité qui caractérisait l’identité africaine », confie-t-il. Bien qu’il imprime sa signature à ses réalisations il considère le cinéma comme un art de groupe. « Chaque technicien y met sa touche personnelle », éclaire-t-il, tout en notant que « la particularité du documentaire c’est qu’à l'issue de chaque film, de nouvelles personnes entrent dans votre vie. Les films vivent  grâce à toutes ces braves personnes qui vous font confiance en acceptant de se confier à vous ».

 L’équation du financement

Barbichette grisonnante soigneusement taillée, Idrissou Mora-Kpaï fait montre d’une simplicité qui contraste avec sa rigueur quand il s’agit de travailler. Assez entreprenant sur les plateaux de tournage, l’homme affiche une dégaine alerte et une jeunesse qui trahit bien son âge. Enseignant le cinéma dans les universités américaines il a fait ses études cinématographiques en Allemagne à force de gnac et avoue que son parcours en lui-même est un sujet de film. Se rappelant ses déboires avec le consulat de Suisse qui lui aura refusé un visa de transit, redoutant qu’il n’en profite pour y rester définitivement alors que son souci cardinal était de regagner l’Allemagne. Sans bourse il puisera du plus profond de son mental pour faire ces études qui lui sont si tant chères.

Longtemps parti de son pays, il est loin d’être étranger à ses réalités. En témoignent ces sujets poignants qu’il aborde à travers ses films. Des œuvres de qualité qui tendent à faire croire qu’il est un privilégié. « A entendre parler de mon parcours, on imagine que je mène une vie de privilégié. Mais pas du tout. J’ai toujours fini mes films avec des dettes. Je continue d’ailleurs de les rembourser. J’ai fait tous mes films sans jamais demander un rond à mon pays », s’en défend-il.

De nature tempérée et assez joviale, Idrissou Mora-Kpaï n’admet toutefois pas le sort réservé au cinéma et à la culture en général dans son pays. « Je constate une certaine hypocrisie au niveau de ceux qui sont censés gérer les choses. Dans ce pays, j’observe la pratique du métier de cinéaste avec grand étonnement. Le fonctionnement est contreproductif. C’est un honneur de défendre le drapeau de mon pays mais j’estime qu’il y a des sacrifices à faire pour un Etat responsable. Aucune cinématographie n’a rayonné sans une politique fiable en matière de formation et sans soutien financier réel aux artistes », soutient-il. A convenir que l’artiste à l’extérieur est un ambassadeur pour son pays et qu’à l’intérieur, il sert de témoin et de miroir pour ses concitoyens, le réalisateur ne supporte pas le sentiment d’abandon que ressentent ses pairs de la part des autorités en charge de la culture.

« Ce qui est insupportable c'est le sentiment d'abandon que je ressens, ce qui est sans doute le sentiment de tous les artistes de ce pays. Le fait de ne pas être pris au sérieux, l'insouciance des autorités par rapport aux métiers d'artiste. C'est triste de parler de son pays de cette manière mais ce sont des faits. Je sais très bien que les moyens existent mais les consciences et la volonté manquent », estime-t-il, balayant du revers de main l’allégation selon laquelle « faire un film coûte beaucoup cher ».

Quoique des institutions internationales tiennent le pari de financer des projets de films de réalisateurs du Sud, il n’en demeure pas moins qu’une modique contribution des Etats africains pourrait donner une plus-value à la créativité. « Nous ne pourrons pas compter sur ces aides étrangères pour faire des films que nous souhaitons réellement faire. Ce sont des aides très sélectives mais aussi limitées dans le sens quantitatif. Aucun pays ne donnera un million d’euros à un non ressortissant pour faire un film. Le cinéma est avant tout un art qui défend des valeurs nationales », martèle-t-il, très sûr de lui-même. Aujourd’hui avec plusieurs projets dont la réalisation d’un film de fiction intitulé « Sèmè-Border » et impliquant des artistes et techniciens béninois et nigérians, il est conscient de cette bataille qu’il devra mener une fois encore pour mobiliser les fonds nécessaires à son financement. Sans désespérer il compte sur un sursaut d’orgueil des gouvernants, eux qui n’auront montré aucun intérêt à l’encourager depuis qu’il porte si haut l’étendard du pays à travers ses nombreuses distinctions.