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Relations mondiales: Le Proche et Moyen-Orient comme matrice du nouvel ordre international

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Ambassadeur Dr. Théodore C. Loko Ambassadeur Dr. Théodore C. Loko

Comment le système international régule les relations mondiales notamment les conflits au Proche et Moyen-Orient (Pmo) ? Est-il autant neutre au regard du recours différencié au droit international, de la logique des sanctions ou encore des mécanismes de justice globale ?  

Par   Théodore C. Loko, le 23 juin 2025 à 09h59 Durée 3 min.
#Tribune #Moyen-Orient #International

Le système international entendu comme l’ensemble des institutions, des normes et des acteurs (États, organisations internationales, grandes puissances) qui organisent les relations mondiales, n’est pas un cadre neutre ou simplement régulateur des conflits au Proche et Moyen-Orient (Pmo).

Il constitue lui-même un acteur, voire structurant à travers ses carences, dans la dynamique des violences et des impasses régionales.

À travers l’action (ou l’inaction) du Conseil de sécurité des Nations unies, le recours différencié au droit international, la logique des sanctions, ou encore les mécanismes de justice globale, cette réflexion propose une lecture critique du fonctionnement asymétrique de l’ordre international face aux crises du Pmo. Il s’agit de montrer comment ce système reproduit, parfois malgré lui, une hiérarchie des souffrances et des souverainetés.

Le Proche et Moyen-Orient (Pmo), longtemps appréhendé comme une "zone de crises", est aujourd’hui de plus en plus perçu comme un espace central de recomposition des normes, des formes de pouvoir et des dynamiques transnationales.

La lecture des dynamiques internationales à l’œuvre dans le Proche et Moyen-Orient révèle un paradoxe fondamental : la région est à la fois marginalisée dans la gouvernance globale et surdéterminée par les logiques internationales. Elle constitue un espace où se rejouent et se réinventent les tensions systémiques du monde contemporain : déclin du multilatéralisme, instrumentalisation du droit, retour des empires, fragmentation du politique, et mutations des formes de guerre.

Loin d’être marginal ou périphérique, Le Pmo constitue une matrice critique du nouvel ordre international, à travers l’émergence de tendances qui s’y manifestent de façon exacerbée, mais annonciatrice de transformations systémiques à l’échelle globale.

Cette lecture suppose de déplacer le regard du Pmo comme anomalie vers le Pmo comme prisme.

Ce développement explore quatre dynamiques majeures :

Fin de l’universalité juridique

L’un des fondements du système international hérité de 1945 est le principe d’universalité du droit, incarné notamment par la Charte des Nations unies, la Déclaration universelle des droits de l’homme, et les juridictions internationales.

Or, le Pmo est le théâtre d’une remise en cause profonde de ce principe :

- D’une part, l’application sélective du droit international humanitaire, comme l’illustre l’impunité persistante d’Israël dans la gestion du conflit israélo-palestinien malgré les nombreuses résolutions de l’Onu ou les avis de la Cij, affaiblit la croyance en une norme universelle.

- D’autre part, les interventions étrangères sans mandat (Irak 2003, Libye 2011) ou la reconnaissance unilatérale de territoires (Jérusalem, Golan) manifestent une gouvernance fondée sur des rapports de forces plutôt que sur le droit.

Cela entraîne une fragmentation juridique où les puissances invoquent les principes universels de manière opportuniste, provoquant une crise de légitimité du droit international dans le Sud global.

Le Pmo devient ainsi un laboratoire de l’érosion normative, révélant les contradictions internes à l’ordre juridique international.

"Il ne suffit pas d’affirmer l’universalité du droit : encore faut-il la pratiquer de manière cohérente pour éviter son instrumentalisation." (R. Falk)

Militarisation des relations internationales

Le Pmo est l’un des espaces les plus densément militarisés au monde : bases étrangères (américaine, française, russe, turque), trafic d’armes, drones, milices, sanctuarisation des territoires.

Cette militarisation dépasse les conflits classiques et s’inscrit dans une nouvelle logique géopolitique globale, où la guerre devient un mode de régulation des rivalités stratégiques.

Les interventions militaires y sont utilisées comme substitut à la diplomatie (ex. frappes préventives israéliennes, opérations turques au nord de la Syrie, soutien militaire iranien ou saoudien par groupes interposés).

Le droit de la guerre est systématiquement contourné par le recours à des conflits hybrides, à la guerre par procuration ou à la "guerre cognitive".

Cette logique est ensuite exportée : les modèles de contrôle technologique (cybersécurité, reconnaissance faciale, surveillance par drone) expérimentés dans le Pmo sont repris ailleurs, illustrant la mondialisation des formes de guerre asymétrique.

Le Pmo devient ainsi un laboratoire de la sécurité globale, souvent au détriment des droits fondamentaux.

"Le Moyen-Orient, c’est l’avenir de la guerre en temps réel : technologique, asymétrique, sans fin." (O. Roy)

Crise des formes étatiques héritées

Les États du Pmo sont issus d’une double matrice : la décolonisation et l’ingénierie impériale des frontières. La plupart sont caractérisés par des États-nations faibles, souvent capturés par des élites militaires, confessionnelles ou tribales. Leur légitimité repose sur la coercition, la rente ou le clientélisme plus que sur une souveraineté démocratique.

Depuis 2011, une série de soulèvements a révélé la crise existentielle de l’État postcolonial: effondrement (Libye, Syrie, Yémen), répression (Égypte, Iran), blocage institutionnel (Liban, Irak). Les institutions formelles (Constitution, Parlement, Justice) sont souvent vidées de leur substance. Le modèle westphalien d’État souverain est remis en cause, tant par des acteurs transétatiques (milices, Ong, diasporas) que par les sociétés elles-mêmes qui réclament une refondation du contrat social.

Cette remise en cause du modèle étatique ne concerne pas seulement le Pmo. Elle s’inscrit dans une tendance globale où la souveraineté nationale est de moins en moins synonyme d’autonomie, et où les États se fragmentent ou se rétractent face à des flux transnationaux (migrations, capitaux, idéologies).

"Ce n’est pas la fin de l’État, mais la fin d’un certain type d’État : centralisé, uniforme, légitime par défaut." (B. Badie)

Montée des contestations transnationales

En réponse à ces transformations, le Pmo est également un espace de production d’alternatives transnationales.

Des mouvements féministes, écologistes, diasporiques, palestiniens ou kurdes articulent des luttes ancrées localement mais connectées globalement.

Les mobilisations de Beyrouth (2019), Bagdad, Téhéran, Gaza ou Khartoum sont structurées par des récits partagés, des formes de solidarité numérique, et une critique commune de l’ordre néocolonial et patriarcal.

Ces contestations s’opposent non seulement aux régimes en place, mais aussi aux puissances extérieures, aux institutions internationales discréditées, et aux normes héritées de la guerre froide. Le Pmo devient ainsi une plateforme d’énonciation d’un droit alternatif, où les subalternes (femmes, minorités, exilés, militants) réinventent la justice, la mémoire et la souveraineté.

"Là où les institutions s’effondrent, les corps en lutte deviennent les nouveaux sujets de l’histoire." (A. Bayat)

Conclusion

Le Proche et Moyen-Orient, loin d’être un terrain d’exception, incarne les mutations fondamentales du système international : affaiblissement des normes, privatisation de la violence, crise des formes étatiques et émergence de contre-mondes militants. À ce titre, il constitue bien une matrice du nouvel ordre mondial, non pas au sens de modèle, mais au sens d’espace d’accélération, d’expérimentation et de dévoilement des contradictions du système hérité.

Penser le Pmo comme matrice implique de déplacer l’analyse géopolitique vers une lecture critique, fondée sur les asymétries, les résistances et les subjectivités politiques invisibilisées.

Il s’agit ainsi de reconnaître que le futur de l’ordre mondial se joue aussi et peut-être surtout dans ses marges.

Le Pmo n’est plus une simple région "en crise" : il est devenu un prisme structurant pour comprendre l’état du monde, ses mutations profondes et ses impasses systémiques. Il révèle à la fois :

• le déclin du monde d’après 1945 fondé sur la souveraineté, le multilatéralisme et la dissuasion,

• et la montée d’un monde incertain, fait de réseaux, de puissances fragmentées, d’ordres parallèles et de normativités concurrentes.

Pour repenser la paix et la gouvernance dans cette région et au-delà il faudra refonder le système international à partir de ses périphéries, en intégrant les sociétés exclues, les récits dévalorisés, et les formes de conflictualité non reconnues. Le Pmo ne peut plus être pensé contre le monde, mais comme une matrice pour un monde à repenser.