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Portrait: Florence Gnargo, une malentendante modèle de résilience

Société
Par   Joel TOKPONOU, le 13 mars 2023 à 17h50
Sa position professionnelle actuelle et tout ce qui constitue l’essence de sa vie, Florence Gnargo le doit à sa capacité à dépasser les limites que lui impose la société du fait qu’elle soit devenue malentendante. Depuis, elle se fait porte-voix de l’inclusion des filles et des femmes handicapées.Au laboratoire du service de la transfusion sanguine du Littoral, Florence Gnargo n’est pas une inconnue. Au contraire, elle fait partie des principaux usagers des lieux puisque y étant mutée depuis deux ans pour servir en tant qu’inspectrice d'action sanitaire en analyses biomédicales. Une profession qu’elle exerce depuis 2014 qu’elle est recrutée en tant qu’agent de l’Etat. Seule particularité de la jeune dame, elle est malentendante. C’est donc avec cette barrière sensorielle qu’elle collabore avec ses collègues et offre ses prestations au public comme elle l’avait fait à son ancien poste de responsable de laboratoire au centre de santé de Cobly entre 2014 et 2018 et par la suite au laboratoire du Centre d'information, de prospective, d'écoute et de conseil (Cipec) de l'Atacora. Faire des examens de laboratoire pour répondre aux obligations professionnelles, prêter attention à l’entourage pour comprendre les demandes et exigences et autres tâches restent pénibles. Les stigmatisations et marginalisations ne manquent pas non plus. « Pour faire face aux comportements des gens, je me dis souvent que celui qui aime rabaisser son prochain le fait parce qu'il croit en son for intérieur que l'autre lui est supérieur, et qu'il possède ainsi une faible estime de lui-même. Ce qui fait qu’avec le temps, j’ai appris à être insensible à ces actes », fait comprendre Florence Gnargo, la trentaine révolue et mère de trois enfants.

Adaptation

Positivant les discriminations auxquelles la société l’expose, la jeune dame s’engage à se donner les moyens nécessaires pour mieux réaliser ses ambitions. Très tôt, elle apprend la lecture labiale. Un moyen de défense qui ne tardera pas à donner ses fruits. Dans la pratique, la lecture labiale est une?observation délibérée ou intuitive des lèvres de l’interlocuteur?qui permet à la personne malentendante de reconnaître les mots qu’il emploie. Avec un peu de pratique et beaucoup de patience, les mots peuvent être compris presque sans vocalisation. L’importance de la prononciation chez l'interlocuteur est donc capitale pour faciliter sa compréhension. Le locuteur peut ainsi contribuer à faciliter le dialogue avec une personne atteinte de surdité : il doit articuler correctement et avoir le bas du visage bien dégagé afin de permettre la lecture maxillo-faciale. Selon les spécialistes, lorsqu’elle est parfaitement maîtrisée, la lecture labiale constitue pour les personnes sourdes et malentendantes une aide précieuse dans la compréhension des conversations. Florence Gnargo ne se limitera pas à cet apprentissage. Elle ira plus loin en allant à l’école de la langue des signes. Ce qui lui permettra de cerner totalement son environnement. Alliant ambition et moyens, elle sollicite les services d’un expert de l’école des sourds-muets d’Agla à Cotonou qui lui apprend la langue des signes. Désormais, de ses doigts, elle peut échanger plus facilement avec les habitués de ce mode de communication. Ces atouts lui seront utiles sur différents fronts. Militante des droits humains, Florence est fondatrice et membre du conseil de surveillance de H-women, une initiative de l’Ong Calvif. « Notre mission est de lutter pour les droits de la femme et de la fille en situation de handicap. Jusqu'à présent, nous avons mené une série de plaidoyers dont le but est de favoriser une meilleure inclusion de la femme et de la fille en situation de handicap », indique-t-elle. Mais le challenge particulier concernant les sourds, c’est de sensibiliser les chaînes de télévision à avoir recours à des interprètes en langue des signes comme le fait la télévision nationale. Dans cette lutte, elle reçoit favorablement les nouvelles lois protectrices de la fille et de la femme et espère une vaste sensibilisation des populations.

Au nom des autres

Pour elle-même, Florence n’a plus rien à prouver sur ses compétences et capacités intrinsèques à surmonter les stigmatisations. Mais elle se refuse l’autosatisfaction. C’est ce qui l’a d’ailleurs poussée à acquérir les compétences propres aux personnes déficientes auditives comme elle. Dans la foulée, elle change d’avis pour que son silence ne soit pas comme une caution à l’amplification des comportements malsains envers les handicapés. « J’ai fini par me rendre compte qu'il faut mener une lutte contre ces genres de comportements. C’est d’ailleurs ce qui m'a motivée à militer pour les droits de la femme et de la fille en situation de handicap, parce que je connais ce sentiment d'injustice», explique-t-elle. Mieux, elle s’identifie à ces milliers de handicapés qui souffrent en silence malgré leurs potentialités. « Je rencontre souvent le problème de communication ; quand bien même je fais la lecture labiale, il n'est pas toujours évident que mon interlocuteur ait la patience qu'il faut pour communiquer avec un malentendant. Je fais aussi face aux stéréotypes construits autour du handicap, comme "elle n'entend pas, elle ne peut pas être notre responsable", "elle n'entend pas, qu'est-ce qu'elle peut bien faire ?" ; même si ceux qui le disent savent que je suis compétente. Et c'est ce que vivent les personnes en situation de handicap », illustre Florence avec des exemples à l’appui. En 2005, au moment des résultats du Baccalauréat au Ceg 1 d’Abomey-Calavi qu’elle avait fréquenté, un camarade à elle s’était étonné de sa présence sur les lieux de la délibération. La réussite de la malentendante lui fera comprendre qu’il se trompait. Plus tard, des collègues de service lui feront savoir qu’elle n’obtient « tout ce qu’elle a que par faveur ». Ce qui, si elle n’y prenait garde, pouvait annihiler sa détermination. Pourtant, depuis son jeune âge, Florence n’a fait que se battre, même là où il ne le fallait pas.

Le succès au bout de…

La vie n’a presque rien donné à Florence gratuitement. Elle n’a pu commencer l’école que grâce à sa détermination. Présentée à l’administration scolaire du cours primaire dans la commune de Kouandé par son père, elle n’a pu avoir accès à la classe. La maitresse mettait surtout en cause son âge puisqu’elle n’avait pas encore six ans. Le même scénario sera repris maintes fois, mais avec des pleurs à l’appui, la petite fille contraindra toujours son père à la ramener à l’école pour l’y inscrire. Ses supplications finiront par avoir un écho favorable auprès des responsables de l’école. « Je pleurais à la maison devant ma mère, et me rendais aussi à la gendarmerie pour faire de même devant mon père et ses collègues. Il finit par négocier avec le directeur de l’école qui n’était autre que notre voisin et ce dernier accepta que je commence le Cours d’initiation (Ci) sans être inscrite », se souvient-elle. Coup d’essai, coup de maitre. Les premiers résultats de la nouvelle écolière et ses aptitudes ont tôt fait de séduire la maitresse qui n’a pas boudé le plaisir de régulariser sa situation. Mais la satisfaction de la famille Gnargo sera de courte durée. «Cette même année scolaire, mon père fut muté. Il fallait du coup m’inscrire dans une autre école. Mais hélas, la directrice de l’école primaire de Kandévié à Porto-Novo ne voulait pas m’accepter du fait de mon âge trop jeune, selon elle ; elle me fit à nouveau passer un autre test avant de capituler finalement face à mes résultats », raconte Florence. Et ce fut le début de son cursus scolaire parsemé de difficultés particulières.

Voici le handicap !

Contrairement à bien de personnes malentendantes, Florence ne l’était pas à la naissance. Elle l’est devenue bien plus tard. Du moins totalement. Sa surdité s’est instaurée progressivement. Déjà au cours primaire, elle observait les premiers signaux de ce mal qui s’est amplifié en classe de terminale. Mais cela n’était point un blocage pour elle puisqu’elle réalise un parcours sans-faute sur toute la ligne. Mais pour y parvenir, il lui a fallu user de stratagèmes pour s’adapter aux réalités que lui imposait sa situation. « Au fil du temps, j’ai abandonné les mathématiques. Ayant commencé par ne plus entendre la voix du professeur, j’ai complètement chuté en maths. Puisque je ne pouvais plus entendre, je devrais donc essayer avec la mémorisation, le « buching » comme on le dit couramment, lire plusieurs fois, peut-être à haute voix avant de pouvoir garder un peu ; ce qui fait que j’ai dû abandonner mes autres centres d’intérêts comme la chorale, le volley-ball, la couture et le tricotage pour pouvoir me concentrer sur les études », informe-t-elle. Avec cette ardeur, elle décroche le Bac et se retrouve dans les méandres de l’université où elle dut s’inscrire en Chimie-Biologie-Géologie (Cbg) à la Faculté des sciences techniques (Fast) en lieu et place de la médecine ou Analyses biomédicales (Abm), qui était la carrière qu’elle nourrissait d’embrasser. La licence en Biochimie biologie moléculaire et application en poche, elle ne renonce pas à son désir de travailler dans les laboratoires et se projetait pour un master en Biochimie. Mais une fois encore, le sort lui a fait quitter ce chemin. «Nos responsables académiques voulaient former des jeunes capables de prendre la relève dans la recherche en santé. Du coup, tout mon master était focalisé sur la recherche en santé », indique Florence Gnargo. Sachant rendre favorable à elle tout vent, elle accède à leur requête. Au terme de ses études, elle passe le concours de recrutement dans la fonction publique et se retrouve dans les laboratoires. Cependant, elle garde ferme sa volonté de s’implanter dans la recherche en santé.